Intégralement protégés, car menacés d’extinction, les éléphants continuent d’être victimes de braconnage et de trafic illicite au Bénin. Considéré comme un pays d’origine et de transit en ce qui concerne le trafic illicite des produits des espèces protégées, le Bénin fait face à la dure réalité de l’un des trafics les plus importants après ceux de la drogue, de la traite des êtres humains et des armes, finançant le crime organisé et le terrorisme. Les pertes financières qui en résultent restent énormes…
L’éléphant est en danger au Bénin et ses ivoires alimentent des réseaux criminels transnationaux organisés. Ce trafic illicite des défenses d’éléphants, abattus illégalement malgré le dispositif mis en place par les autorités béninoises, a des implications financières considérables, pour des montants estimés à des millions de dollars.
Le 10 novembre 2024, un éléphant abattu illégalement a été découvert dans le Parc national Pendjari (environ 700 Km de Cotonou). Les ivoires de l’éléphant ont été retirés, selon les précisions du Centre national de gestion des réserves de faune (Cenagref). Ce cas n’est pas isolé. Rien qu’entre 2023 et 2025, ce sont des dizaines d’éléphants tués, selon le registre d’information du Cenagref.
Le Complexe W-Arly-Pendjari (WAP) couvre les territoires contigus du Bénin, du Niger et du Burkina Faso et sert de refuge à des espèces animales qui ont disparu ailleurs en Afrique de l’Ouest ou sont menacées d’extinction. La gestion des parcs nationaux a été confiée depuis 2016 à African Parks Network (APN).
L’éléphant étant placé sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (Uicn), sa chasse et sa capture sont prohibées au Bénin, sauf dérogations accordées aux titulaires de permis de chasse ou de capture scientifique ou en cas de légitime défense, selon la loi 2002-16 du 18 octobre 2004 portant régime de la faune en République du Bénin.
« Si on tue l’éléphant, ce n’est pas pour la viande. On enlève seulement l’ivoire…», se désole Joséa Dossou-Bodjrenou, directeur de l’ONG Nature Tropicale, une organisation écologiste béninoise. Selon ses confidences, la plupart du temps, les braconniers ne s’en prennent pas aux espèces protégées pour satisfaire un besoin de consommation.
C’est criminel et révoltant que l’on abatte un animal qui pèse des tonnes comme l’éléphant pour juste lui arracher ses deux pointes parce que l’on veut avoir un collier en ivoire, un stylo en ivoire, pour rechercher du prestige, s’indigne Ulysse Sinagabe Korogone, chef du service national du contrôle et du contentieux à la Direction Générale des eaux, forêts et chasse. « Les ivoires sont cisaillés, coupés à la tronçonneuse, et ils (braconniers) développent toute une panoplie de techniques pour les transporter vers d’autres pays », confie Georges Sossou, directeur technique du Cenagref.
Complicités et gros bonnets
Selon un leader religieux, proche des braconniers, ayant requis l’anonymat, plusieurs acteurs interviennent avec un rôle précis pour faciliter le braconnage et le trafic. Si ceux qu’il appelle « transitaires » viennent majoritairement du Nigéria avec des balles servant à abattre l’éléphant, les « démarcheurs » jouent le rôle d’interface entre les braconniers et les acheteurs. Les braconniers sont parfois payés d’avance afin de les motiver, confie-t-il. Il n’est pas exclu que les transitaires repartent avec les ivoires au Nigéria pour les revendre. Mais comment passent-ils les frontières ? « S’ils arrivent à faire passer les balles, c’est clair qu’ils font tout pour que chacun ait sa part », argue-t-il, évoquant la possibilité d’une corruption transfrontalière.
Saisie par correspondance en date du 8 Août 2025, sur ces cas de corruption, la Direction générale des douanes n’a pas répondu à notre sollicitation. Ce fut également le cas avec la Direction générale de la police.
Selon le leader religieux, les braconniers opèrent parfois avec la complicité de certains agents du Cenagref qui les renseignent sur les positions des patrouilles et surtout sur le timing idéal pour passer à l’acte.
Contacté suite à cette accusation, le Directeur général du Cenagref, le Colonel Abdel-Aziz Baba Moussa a estimé ne pas pouvoir répondre à des actions qui relèvent désormais des prérogatives d’Afrikan Parks depuis plus de cinq ans. De son côté, la Direction générale d’Afrikan Parks, par le biais du Responsable à la Communication, Jacques Kougbadi, renvoie la balle au Cenagref.
En dépit de ces dénégations de part et d’autre, il est établi qu’au moins un agent du Cenagref, Valentin Tankouanou, a été condamné à une peine de trois ans d’emprisonnement ferme. Selon une publication de l’ONG Conservation Justice en date du 13 octobre 2014, celui-ci « facilitait le braconnage dans le parc de Pendjari qu’il était censé protéger ». Me Jeffrey Rosland Gouhizoun, avocat au barreau du Bénin confirme également qu’en 2017, des gardes, complices de braconnage dans le parc W, ont été poursuivis devant la justice.
Acteur de mise en œuvre du Programme d’Appui à l’Application des Lois sur la Faune et la Flore en République du Bénin (AALF-Bénin), Ulrich Romuald Agomma confirme que les trafiquants sont parfois des personnes insoupçonnées.
Il se révèle que les braconniers ne sont qu’un petit rouage dans une grosse machine. Si une source proche d’Afrikan Parks Network (APN) estime que les braconniers sont issus des collectivités locales ou riveraines des parcs nationaux, Josea Dossou-Bodjrenou affirme que « les trafiquants, les braconniers sont couverts, il y a des gens derrière qui les encourage ». Selon lui, le fait que de simples braconniers comparaissent avec des avocats ou fassent appel de la décision de justice les condamnant devrait fait réfléchir. Il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas, pour la plupart du temps, des avocats commis d’office par l’Etat.
Avocat au barreau du Bénin, Me Jeffrey Rosland Gouhizoun estime que la question de l’implication des personnalités influentes est un sujet délicat. Il confie avoir constaté des pressions indirectes à travers des dossiers ralentis, des poursuites classées, des témoins intimidés qui refusent de comparaitre. « S’il est vrai que des rapports d’ONG et d’organisations internationales évoquent des protections politiques et administratives, ces dossiers atteignent rarement le stade de condamnations fermes contre les gros bonnets qu’il est souvent difficile de retrouver », précise l’avocat.
Il ajoute n’avoir pas eu connaissance de condamnation publique de hautes personnalités politiques au Bénin pour trafic d’espèces protégées. S’il admet avoir pris la défense de braconniers devant les tribunaux de Djougou (463 km de Cotonou) et de Natitingou (540km de Cotonou), il argue que cela ne signifie pas qu’il cautionne les faits.
A la question de savoir si effectivement les avocats assurant la défense des braconniers touchent le pactole, il confie que la loi prescrit que les honoraires des avocats, sont libres. Mais il ne dira pas si ses honoraires ont été payés ou non par les braconniers lorsqu’il a été sollicité pour assurer leur défense. Il est resté muet à propos.
Il confirme, par ailleurs, que les enquêtes judiciaires révèlent des éléments attestant de l’existence de réseaux organisés avec compartimentation des rôles (braconnier-collecteur-transporteur-exportateur), l’utilisation de faux documents administratifs (permis de coupe, certificats vétérinaires, usage de plaques d’immatriculation fausses et transit par plusieurs pays (Togo, Nigéria, Cameroun). Il évoque également la corruption transfrontalière comme l’un des principaux facteurs favorisant le trafic.
Le commandant des eaux et forêts, Ulysse Korogoné rassure d’un changement de paradigme dans la conduite des enquêtes en vue de remonter au « gros bonnet qui est assis dans son bureau quelque part avec des millions, des milliards, capable de passer par ces mécanismes pour faire du blanchiment ». Seulement, les enquêtes ne parviennent toujours pas à faire écrouer lesdits gros bonnets, selon Josea Dossou-Bodjrenou. Saisie par correspondance pour avoir copie de certaines décisions de justice sur des affaires de braconnage et de trafic d’ivoire, le greffier en chef du tribunal de première instance de première classe de Cotonou n’a pas donné suite à nos préoccupations.
Les réseaux impliqués dans le trafic vont au-delà des frontières nationales, selon Georges Sossou, directeur technique du Cenagref, estimant que tout est souvent mis en œuvre pour que les ivoires atteignent la destination finale. Il refuse d’ailleurs d’en dire plus sur le profil des braconniers.
Evoquant le profil des braconniers, la directrice de la faune, Lieutenante-colonelle, Assogba Déléké Gnido Amandine parle de chasseurs illégaux appartenant pour la plupart à des réseaux de criminels organisés, souvent motivés par la nécessité économique et dont les ramifications vont au-delà des frontières nationales.
« Le braconnier ne gagne pas grand-chose. Il vend l’ivoire au kilogramme entre 80.000F (123 euros) et 150.000F (230 euros) au niveau local alors que, sur le marché international, cela vaut plus de 1000 dollars», argue Josea Dossou-Bodjrenou. Il précise que ceux qui profitent du crime restent les trafiquants et leurs complices notamment les dignitaires, élus locaux, des politiciens dont les activités sont financées par ces trafiquants.
Les braconniers prennent les plus grands risques (conflits avec les forces de l’ordre, arrestations, blessures) mais ils sont les moins bien rémunérés, parfois juste de quoi survivre, informe la Lieutenante-Colonelle Assogba Déléké Gnido Amandine. Elle précise que les grands profiteurs sont les réseaux criminels organisés internationaux ainsi que les intermédiaires dont les trafiquants, transporteurs, faux exportateurs. Ils achètent à bas prix aux braconniers locaux, s’assurent la logistique telle que la falsification de documents Cites puis revendent à des prix très élevés sur les marchés internationaux, précise-t-elle.
Selon le rapport mondial 2024 sur la criminalité liée aux espèces sauvages de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), l’analyse du trafic d’espèces sauvages entre 2015 et 2021 révèle l’implication complexe de puissants groupes criminels organisés. Des réseaux criminels transnationaux qui interviennent à différents stades de la chaîne commerciale, y compris l’exportation, l’importation, le courtage, le stockage, l’élevage et la vente aux clients.
Le rapport révèle également que les trafiquants adaptent en permanence leurs méthodes et leurs itinéraires pour échapper à la détection et aux poursuites, en exploitant les lacunes de la réglementation et les faiblesses de l’application de la loi. La corruption est présentée comme l’un des principaux facteurs favorisant le trafic des espèces protégées.
Au Bénin, malgré le renforcement du dispositif de surveillance des parcs nationaux dont la mise en place des mécanismes permettant de détecter et de tracer les ivoires d’éléphants y compris d’où ils viennent, l’éléphant continue d’être victime de braconnage.
L’Asie comme principale destination…
Evoquant des pays destinataires de ces trophées d’éléphants, Ulysse Sinagabe Korogone, point focal de la Cites, affirme que les pays qui en expriment souvent la demande sont les pays asiatiques. La position souvent défendue par ces pays lors des grands sommets en est bien une illustration, argue-t-il. «…ce sont des positions du genre : il faut rouvrir peut-être le commerce de l’ivoire », déplore-t-il.
La Chine, perçue comme la destination no 1 du trafic d’espèces sauvages, a interdit le commerce de l’ivoire sur son territoire depuis le 1er janvier 2018. « Hong Kong a toujours été une plaque tournante de ce type de trafic », ajoute Céline Sissler-Bienvenu, experte et ancienne directrice du Fonds international pour la protection des animaux (IFAW Afrique Francophone).
Dans un entretien accordé à Areion24.news, elle justifie le fait que l’Asie soit la destination des ivoires par l’émergence d’une classe moyenne faite de consommateurs potentiels désireux d’obtenir des produits considérés comme rares et « réservés » à une certaine élite.
Les travaux de recherche de Master réalisés en 2022 par le conservateur Ulysse Korogoné sur l’insécurité et la criminalité liées aux espèces sauvages dans les aires protégées ont permis de retracer les itinéraires de trafic d’espèces sauvages qui incluent le Bénin comme origine, transit ou destination. Lesdits itinéraires comprennent le Togo, le Cameroun, le Gabon, la République démocratique du Congo, la République du Congo, la République centrafricaine, le Liberia, la Côte d’Ivoire, le Nigeria, les États-Unis d’Amérique, le Vietnam, la Malaisie et la Chine.
« Les méthodes de transport peuvent dépendre des espèces sauvages faisant l’objet du trafic. Les spécimens comme l’ivoire et le bois qui sont souvent transportés en gros, sont généralement dissimulés dans des conteneurs d’expédition », précise le document. Entre autres facteurs favorisant le trafic, il y est évoqué une faible surveillance des 88 km de frontières avec le Nigéria ainsi qu’une faible application de la loi sur les espèces sauvages sans oublier la complexité des réseaux et itinéraires du trafic.
Le commerce de l’ivoire représente environ 23 milliards de dollars américains chaque année dans le monde, malgré les restrictions, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Les braconniers recourent souvent à de nombreuses tactiques pour contourner les lois, comme le vieillissement artificiel de l’ivoire.
Pertes estimées en millions de dollars
A combien s’élèvent les pertes économiques résultant du trafic illicite d’ivoire au Bénin ? A cette préoccupation, les autorités compétentes, notamment le directeur technique du Cenagref, Georges Sossou et le Commandant Ulysse Korogoné estiment n’avoir eu connaissance d’aucune étude permettant de quantifier lesdites pertes au Bénin.
Selon les données renseignées par le Cenagref et la Cites, il ressort que de 2002 à 2024 (à l’exception des données de 2022), 289 carcasses d’éléphants ont été recensées dont 169 carcasses retrouvées sans ivoires. Chaque éléphant portant deux ivoires, le nombre d’ivoires, objet de trafic illicite durant la période, est donc de 338.
Plusieurs publications scientifiques dont la revue « espèces en DANGER », renseignent qu’une défense d’éléphant adulte fait généralement entre sept et dix kilogrammes. La même source renseigne que le prix de l’ivoire brut oscille entre 750 et 2000 dollars le kilogramme. Dans le cadre des saisies au Bénin, il a été observé des ivoires de huit à dix kilogrammes, selon l’ONG Nature tropicale.
La quasi-totalité des carcasses abattues illégalement étant des éléphants adultes (Données Cenagref et Cites), il est donc probable que le poids de l’ivoire atteigne 10 kilogrammes. Considérant le coût minimal de vente, les 338 ivoires peuvent être estimés à plus de 2,5 millions de dollars, soit près de 1,4 milliards de francs CFA et pourraient avoisiner plus de 6,7 millions de dollars (soit plus de 3 milliards de FCFA) si l’on considère 2000 dollars comme étant le prix de cession.
Expert et responsable à Financial Transparency Coalition, un réseau mondial travaillant sur les flux financiers illicites, Matti Kohonen approuve la démarche d’estimation des pertes financières tout en précisant que d’autres experts pourraient suggérer d’autres approches. «C’est une approche judicieuse», reconnait un autre expert de l’ONG Traffic, un réseau international de surveillance du commerce de la faune et de flore sauvages.
Ces pertes financières sont énormes pour un pays dont l’ambition est de positionner le tourisme comme moteur de développement économique et de rayonnement international
Le trafic des espèces protégées et la menace terroriste…
Le trafic d’espèces sauvages est souvent lié à d’autres formes de criminalité et peut contribuer à l’instabilité dans certaines régions, selon le rapport 2024 de l’Onudc. Selon l’ancienne directrice d’IFAW Afrique Francophone, l’argent récolté grâce au trafic d’ivoire permet aux groupes terroristes de financer le recrutement de nouveaux soldats, de payer leur solde, d’acheter des armes, des munitions, des vivres.
Dans le cadre des travaux du Master de recherche sur l’impact de l’insécurité sur la criminalité liée aux espèces protégées, Ulysse Korogoné a mentionné que les Groupes criminels organisés relient les braconniers d’Afrique de l’Ouest aux consommateurs, acheteurs et vendeurs d’Asie, d’Europe et des Etats-Unis. “Des groupes armés y compris terroristes ont été accusés d’être responsables du déclin de certaines espèces de faune dont l’éléphant et d’exploiter d’autres ressources naturelles pour financer leurs activités criminelles“, précise le document. Et selon une source militaire ayant requis l’anonymat, la présence des groupes terroristes dans les environs des parcs nationaux n’est pas anodine.
Saisi par correspondance, le Secrétaire permanent de la Commission nationale de lutte contre la radication, l’extrémisme violent et le terrorisme n’a pas donné suite à nos préoccupations.
L’autre facteur favorisant le braconnage est lié aux peines qui, selon les organisations de la société civile, restent non dissuasives. Selon les dispositions de la loi 2021 – 04 du 08 juillet 2021 portant protection et règles relatives au commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction en République du Bénin, les peines d’emprisonnement varient de trois mois à cinq ans de prison. En cas de récidive, seules les peines allant de 03 à 36 mois peuvent passer au double
Les espèces protégées menacées au Bénin
Si l’éléphant est l’une des principales espèces protégées les plus menacées au Bénin, plusieurs autres espèces ne sont pas à l’abri. Selon la loi n° 2002-16 du 18 octobre 2004 portant régime de la faune en République du Bénin, les espèces intégralement protégées sont particulièrement rares ou menacées d’extinction (catégorie A) tandis que les espèces partiellement protégées regroupent les espèces relativement rares et non menacées d’extinction (catégorie B).
Si l’arsenal juridique réprimant le braconnage et le trafic illicite d’ivoire a été renforcé, son application laisse toujours perplexe tant les gros bonnets ou encore les cerveaux de cette activité criminelle ne sont toujours pas inquiétés.
Aziz BADAROU
Cette enquête a été réalisée avec l’appui de la Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation, dans le cadre de son programme « Mobilisation accrue des ressources pour le développement (MRD) et création de coalitions en Afrique de l’Ouest pour lutter contre la corruption, l’évasion fiscale et les flux financiers illicites »
