Nairobi a relancé le processus visant à reconnaître la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, qui dispose d’une ambassade dans la capitale kényane. Un changement de position obtenu de haute lutte par le Palais royal avec le géant des phosphates marocain, désireux d’investir dans le pays.
Le ministre kényan des affaires étrangères, Musalia Mudavadi, et le chef du gouvernement marocain, Aziz Akhannouch, à Rabat, le 27 mai 2025.
Le ministre kényan des affaires étrangères, Musalia Mudavadi, et le chef du gouvernement marocain, Aziz Akhannouch, à Rabat, le 27 mai 2025. ©️IMAGO/APAimages via Reuters Connect
Il envisageait une visite au Maroc depuis plus d’un an, notamment pour soutenir la candidature malheureuse de son ancien opposant Raila Odinga à la tête de la commission de l’ Union africaine (UA, AI du 02/04/24). Le président kényan, William Ruto, a préféré envoyer son premier ministre et ministre des affaires étrangères, Musalia Mudavadi, en mai. Un voyage délicat, qui a vu le Kenya faire un pas vers l’arrêt de la reconnaissance de la République arabe sahraouie démocratique (Rasd), annoncé de manière prématurée au lendemain de l’investiture du chef de l’État kényan en septembre 2022, avant un rétropédalage tout aussi précipité (AI du 04/10/22).
À Rabat, Musalia Mudavadi s’est livré à un délicat tour de passe-passe diplomatique. Alors que ses services n’ont fait aucune mention du Sahara occidental dans leur communication, le premier ministre a signé un communiqué conjoint avec le chef de la diplomatie marocaine, Nasser Bourita.
Celui-ci, non publié par la partie kényane, reconnaît le plan d’autonomie proposé par le roi Mohammed VI comme « la seule solution réaliste et crédible » pour résoudre le conflit au Sahara occidental.
Un bureau de liaison ?
Si ce communiqué n’acte pas encore la fin de la reconnaissance de la Rasd par Nairobi, il en ouvre le processus. William Ruto continue à entretenir des relations personnelles avec le président de la Rasd, Brahim Ghali – qui a assisté à son investiture en 2022 –, mais veut prioriser le Maroc comme partenaire officiel du Kenya.
Le statut de la représentation diplomatique de la Rasd à Nairobi pourrait, à terme, s’inspirer de celui de l’État sécessionniste somalien du Somaliland, qui dispose d’un bureau de liaison à Nairobi, inauguré à la fin du mois de mai par leur président Abdirahman Mohamed Abdullahi, dit « Irro ».
Contactés à de multiples reprises, les porte-parole de Musalia Mudavadi n’ont pas donné suite à nos questions, tandis que l’ambassade kényane au Maroc, inaugurée à l’occasion de la visite, vantait sur ses réseaux la signature du communiqué – dont Africa Intelligence a pu consulter une copie non signée. Les représentants de la Rasd à Nairobi n’ont pas non plus obtenu de clarification de la part de la diplomatie kényane.
« Victoire diplomatique »
Du côté de Rabat, ce repositionnement est salué comme une victoire diplomatique. Le royaume a posé les premiers jalons d’un rapprochement avec le Kenya dès 2022, année d’élection de William Ruto. À cette époque, le nouveau chef de l’État avait publié un post controversé sur X (ex-Twitter), après un échange avec Nasser Bourita venu représenter le roi à l’investiture du président kényan.
À la surprise générale, il y annonçait la rupture des relations avec la Rasd. Bien que ce message ait été démenti deux heures plus tard par le ministre kényan des affaires étrangères, cet épisode ouvrait la brèche dans laquelle s’est engouffré Rabat, qui n’a eu de cesse, depuis, de pousser son avantage. La même année, sa fille Charlène Ruto avait effectué un déplacement remarqué au royaume. Elle a notamment pu échanger avec des jeunes parlementaires parmi lesquels Nadia Bouaida, issue de la tribu sahraouie des Aït Lahcen et députée ( Rassemblement national des indépendants, RNI) de Guelmim.
William Ruto a ainsi rapidement œuvré à l’ouverture d’une ambassade à Rabat. Dès août 2023, Jessica Muthoni Gakinya – une ancienne cadre commerciale de l’opérateur Safaricom – s’y est installée comme future ambassadrice. Quelques mois plus tard, en mars 2024, le numéro deux du ministère kényan des affaires étrangères, le principal secretary Korir Sing’Oei, s’y était rendu pour préparer une éventuelle visite du chef de l’État kényan – qui n’a finalement pas eu lieu – et surtout pour évoquer la construction d’une usine d’engrais.
Groupe OCP à la manœuvre
Une volonté du président kényan, par ailleurs ancien ministre de l’agriculture, qui porte la marque de Groupe OCP. Engagé dans une relation pour le moins tumultueuse avec les autorités kényanes, marquée par l’arrestation de plusieurs de ses cadres en 2019 (AI du 30/09/24), le géant phosphatier s’est peu à peu imposé comme un intermédiaire central entre les deux États. La campagne présidentielle de William Ruto, largement axée sur les intérêts des agriculteurs et leur accès aux engrais, a fait souffler un nouvel air à Nairobi.
Groupe OCP, avec à sa tête Mostafa Terrab, a laissé sa filiale africaine gérer les négociations entre les deux pays. Dans une approche ouvertement transactionnelle, Nairobi et Rabat ont mis de côté leurs vieilles querelles pour trouver un terrain d’entente.
Tenu par ses promesses électorales, William Ruto souhaite accélérer l’implantation d’une usine du groupe dans son pays. Pour ce faire, Rabat a satisfait à toutes les exigences du président kényan. Celui-ci souhaitait notamment sécuriser l’implication d’un garant financier marocain majeur.
À cette fin, et selon l’entourage du président kényan, une étape décisive a été franchie avec l’attribution au premier trimestre par la Central Bank of Kenya (CBK) d’une licence à l’ Attijariwafa Bank, propriété de la holding royale (AI du 25/02/25). Pressentie pour financer les activités de ses compatriotes dans le pays, la banque a procédé à une démarche coûteuse : pour pouvoir opérer dans le pays dès 2026, l’établissement financier doit disposer d’un capital de base de 5 milliards de shillings (39 millions de dollars).
Levier agricole
L’évolution de la position kényane sur ce sujet a été obtenue après les efforts de Groupe OCP, dont Musalia Mudavadi a rencontré le directeur général de la branche africaine, Mohamed Hettiti, lors de sa visite au royaume. Alors que l’administration Ruto, déjà arrivée à mi-mandat, cherche à soigner son bilan, le lancement prochain du projet fait partie des priorités du ministre de l’agriculture, Mutahi Kagwe.
L’administration Ruto a d’ores et déjà réservé deux sites appartenant initialement à l’ Agricultural Development Corp (ADC) pour y ériger deux usines d’engrais : la première dans son fief d’Eldoret, avec l’aide d’acteurs russes (AI du 21/01/25), et la seconde, qui devra être construite par Groupe OCP, à la frontière des comtés de Meru et d’Isiolo, dans le centre du Kenya. Sachant qu’il occupera des terres gouvernementales, le groupe marocain, qui dispose déjà d’une filiale dans le pays, devrait aussi finaliser un accord avec des investisseurs privés kényans, qui contrôleraient jusqu’à 30 % de la filiale locale, conformément à la loi kényane.
Groupe OCP est ainsi devenu le vaisseau amiral des ambitions économiques marocaines dans le pays. Après la rencontre entre Musalia Mudavadi et Chakib Alj, le patron de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), une délégation d’affaires marocaine est attendue à Nairobi au cours des prochains mois.
Accélérer le rapprochement
Peu après le limogeage, mi-2024, du ministre kényan de l’agriculture Mithika Linturi – accusé par les parlementaires kényans d’être impliqué dans un scandale de distribution d’engrais subventionnés en dessous des standards –, une délégation d’une trentaine de diplomates et entrepreneurs marocains avait déjà rencontré des officiels kényans, dont les principal secretaries à l’environnement, Festus N’geno et Alfred Ombudo K’Ombudo, alors chargés du commerce.
Alors que les échanges portaient sur les possibilités de partenariat entre les deux pays, la partie kényane a été encouragée à changer sa position sur le Sahara occidental pour accélérer ce rapprochement. Les investisseurs perçoivent le Kenya – dont le principal port, Mombasa, doit comprendre un terminal à grains, un projet qui a été proposé aux Ukrainiens en 2023 – comme un possible hub céréalier pour exporter leur production en Afrique de l’Est.
D’autres acteurs ont également manifesté leur intérêt pour l’industrie textile du pays, et pour obtenir des permissions et des dérogations dans l’importation de végétaux utilisés dans la parfumerie, un autre secteur dynamique dans le royaume.