Landry Angelo ADELAKOUN

Juriste, Consultant en gouvernance démocratique et droits humains

Expert en contentieux stratégique des droits fondamentaux

angelo.adelakoun@gmail.com

Abomey-Calavi, le 27 mars 2025

Y a-t-il encore une société civile au Bénin ? C’est ainsi que s’interroge ironiquement la majorité des Béninois depuis 2016 chaque fois qu’un sujet porte sur la société civile. Cette interrogation n’est pas anodine. Elle précède la plupart du temps une affirmation grave sur l’indolence, la démission ou même la mort de la société civile. Partagés entre déception et désillusion, peu de Béninois aiment encore aborder les sujets qui portent sur la société civile.

Composante fondamentale de la démocratie, co-actrice et contre-poids, la société civile est un concept sujet à de multiples interprétations. Historiquement et dans l’histoire des idées, il a fait sans cesse l’objet de nouvelles définitions et diverses acceptions du  terme coexistent dans le débat actuel sur la politique de développement . La société civile recouvre un ensemble d’activités humaines et associatives qui s’opèrent dans la sphère publique en dehors du marché et de l’État. Elle est la libre expression des intérêts et aspirations de citoyens organisés et unis autour d’intérêts, d’objectifs, de valeurs ou de traditions, et mobilisés pour mener des actions collectives en tant que bénéficiaires ou parties prenantes au processus de développement . Au Bénin, la Charte des organisations de la Société civile précise sept composantes à savoir les Organisations Non Gouvernementales, les Organisations Confessionnelles et Religieuses, les Chefferies Traditionnelles, les Organisations socioprofessionnelles, les Associations, les Organisations de Médias, les Organisations syndicales. Il n’est donc pas question de résumer la société civile aux Organisations Non Gouvernementales uniquement pour enfin la vouer aux gémonies de façon hâtive. Depuis le début des années 1990, l’importance de la société civile n’a cessé d’augmenter partout dans le monde. Toutefois, il se dégage que les marges de manœuvre de la société civile évoluent et se rétrécissent en permanence en fonction surtout du contexte politique. Un peu partout sur le globe, les Organisations de la société civile qui osent un regard critique sur la gouvernance publique sont, pour la plupart, entravées dans leur travail, persécutées. L’activité de la société civile est alors criminalisée. Au Bénin, même si l’on peut relever que la situation n’est pas dangereusement alarmante même si critique, l’on doit admettre que depuis 2016 avec l’avènement du régime du nouveau départ, la société civile qui était si mouvementée, si adulée, si applaudie a perdu de sa superbe. Si une certaine opinion soutient que la société civile est morte, une autre opinion moins radicale préfère constater une indolence généralisée. Que vaut réellement la société civile béninoise aujourd’hui ? Quel est son poids dans le débat démocratique ? Que reste t-il de la société civile béninoise ?

Sans verser dans une flagellation extrême ni une louange de prouesses inexistantes, il convient rester collé à la philosophie du juste milieu  d’Aristote pour appréhender le verre à moitié rempli tout en ayant présent à l’esprit la recommandation d’Albert Camus qui enseigne que mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde , pour percevoir le verre à moitié vide.  Cette démarche en apparence équilibriste mais qui, au fond, repose sur du factuel permet de relever que depuis 2016 la société civile béninoise est fébrile (I), même si l’on note en signe d’espoir quelques efforts de résistance (II) face à la manifestation du pouvoir politique dans toute sa puissance.

I-Une société civile visiblement fébrile

 

L’histoire politique de l’ancien “enfant malade”  d’Afrique révèle le rôle prépondérant qu’a joué la société civile dans la lutte pour l’avènement du renouveau démocratique. Jusqu’en 2016 avant l’avènement de la Rupture  et du Nouveau Départ , la société civile s’est montrée très active. Mais depuis l’arrivée de Patrice Talon à la tète du pays, l’énergie militante de la société civile s’est estompée. L’on assiste à l’abandon des moyens de pression jadis applaudis (A), mais aussi à un étonnant attentisme face au recul démocratique (B).

A-L’abandon des moyens de pression jadis applaudis

Les moyens traditionnels d’action de la société civile qui ont permis de conquérir le cœur des Béninois et autres sociétés civiles du continent furent notamment les manifestations et réunions à caractère revendicatif, les émissions et déclarations dénonciatrices. La société civile privilégiait les moyens de dénonciation, de contestation pour se faire entendre. Mais depuis 2016, avec surtout la migration de certaines têtes de pont vers la politique, tous ces moyens ont été progressivement abandonnés et la qualité du débat s’est dégradée. La migration de certaines figures incontournables vers la société politique dès 2015 avec notamment leur participation aux élections législatives et communales de l’année puis leur présence dans le Gouvernement et autres instances sommitales de décision dès 2016 a plombé la société civile dans une léthargie. Alors que l’on ne saurait faire le procès aux uns et aux autres d’avoir choisi le terrain politique, l’on constate que la grande famille de la société civile n’était pas préparée à l’après-départ des champions du mouvement mercredi rouge . Ce qui est alors un exercice et une jouissance d’un droit fondamental s’est révélé préjudiciable à l’ensemble des organisations de la société civile en ce sens que la société civile, dans un virage à 380°, s’est péjorativement métamorphosée et réduite à sa propre expression dans un contexte où les citoyens béninois attendaient plus d’elle. L’impréparation se constate dès lors avec acuité. La fermeture de nombreux médias pour diverses raisons, la peur de certains médias à ouvrir leurs médias aux opinions discordantes sont autant de facteurs qui ont concouru à la quasi-démission de la société. Les marches à caractère revendicatif, les présences sur les plateaux de radios et télévisions pour oser des dénonciations sont devenues de vieux souvenirs face aux coups de hache assénés à l’espace civique par le pouvoir politique à travers l’adoption de nombreuses lois dites liberticides telles que le code pénal qui criminalise les attroupements armés ou non armés susceptibles de créer des troubles à l’ordre public, le code du numérique qui verrouille la liberté d’opinion et d’expression en ligne, la loi sur le Conseil Supérieur de la Magistrature qui maintient la présence du Président de la République  et l’entrée d’autres allogènes pour décider du sort des Magistrats, la loi sur l’exercice du droit de grève qui limite la possibilité d’aller en grève à 10 jours au maximum dans une année, et bien d’autres mesures législatives et règlementaires drastiques et draconiennes qui s’inscrivent aux antipodes des standards internationaux de protection des droits et libertés fondamentaux et engagements librement pris par le Bénin. Les manifestations à caractère revendicatif de 2016 à 2025 peuvent être comptées au bout des doigts. Aux premières heures de l’adoption de la première douzaine de lois qui a servi à baliser le terrain pour le confinement des droits et libertés fondamentaux, les organisations de la société civile se sont mobilisées pour essayer de faire barrage à ce que d’aucuns ont qualifié de forfaiture et de trahison. Les interdictions de manifestation à caractère revendicatif, surtout dans le département du Littoral  se sont multipliées sans que la société civile n’ait pu trouver une parade.

B-L’attentisme face au recul démocratique

Exposées à des menaces particulièrement présentes, certaines organisations de la société civile ont réduit leur action et visibilité en faisant preuve de retenue en public, en recourant à la diplomatie du silence, et en intervenant dans des champs de travail apparemment anodins tels que la protection de l’environnement et le développement du service de la collectivité , le genre et autres droits économiques, sociaux et culturels. L’analyse du paysage de la société civile béninoise révèle ainsi une migration vers des thématiques moins risquées. Le terrain des droits civils et politiques et de la gouvernance démocratique est le parent pauvre de la lutte depuis 2016. Très peu d’organisations sont restées debout malgré les risques avérés ou éventuels que comporte le travail pour l’effectivité des droits humains, des principes et valeurs de la démocratie et de l’État de droit. Le pouvoir politique s’est montré trop puissant et capable de tout broyer sur son chemin. Face à une telle réalité, les organisations de la société civile, pour la plupart, ont stratégiquement changé de fusil d’épaule. De nombreuses organisations n’aiment plus se mêler des questions portant sur la défense de l’espace civique surtout lorsque les moyens d’action visent à adopter une posture revendicatrice. La restriction de l’espace civique, le retrait puis la drastique limitation du droit de grève, l’imposition d’un parlement monocolore en 2019, les pertes en vie humaine, les accusations de partialité et de dépendance de toutes les institutions de la République avec en tête la Cour constitutionnelle, la révision controversée de la Constitution par un Parlement 100% acquis à la cause du Président de la République car provenant des deux partis politiques soutenant ses actions, la grave crise suite aux élections présidentielles à polémique de 2021, les emprisonnements massifs et l’exil ont tôt fait de dissuader de nombreuses organisations qui ont visiblement choisi, avec pincement au cœur, le silence. Sous les pouvoirs précédents, à aucun moment la société civile ne s’est retrouvée à devoir observer sans véritablement agir face à l’érosion des libertés fondamentales. Les pouvoirs se suivent, mais ne se ressemblent pas. De plus, le fait que les nouveaux acteurs de la scène politique soient un mélange d’anciens politiques et d’anciens acteurs de la société civile n’a pas été en faveur de la société civile. Ils connaissent mieux la maison et ses acteurs. Ils savent sur quels leviers appuyer. Du coup, malgré les quelques actions de veille stratégique de certaines organisations s’occupant des questions de paix, élections, démocratie, bonne gouvernance et droits de l’Homme, la mayonnaise peine à prendre et laisse croire dans l’opinion que rien n’est fait. Et pourtant, malgré le contexte difficile, la société civile essaie de tenir bon.

II-     Une société civile relativement résistante

Face à l’incompressible et foudroyante manifestation du pouvoir politique, notamment du présidentialisme depuis 2016, la société civile béninoise alors qu’elle aurait pu totalement abdiquer et déposer le tablier parce qu’esseulée et presque étouffée, a continué à travailler, même si c’est à pas cadencés, pour des résultats qui tirent leur force de l’émergence de nouveaux moyens d’action (A) et de nouvelles figures (B).

A-L’émergence de nouveaux moyens d’action

Les nouveaux moyens d’action de la société civile ne sont en réalité pas nouveaux. Il s’agit plutôt de moyens peu exploités et peu connus du grand public. Traditionnellement relégués au second rang jusqu’en 2016, le plaidoyer et le contentieux stratégique sont les recours de la société civile dans un contexte de changement de paradigme et de restriction de l’espace civique. Moyen privilégié, le plaidoyer qui intervenait plus en aval sous les pouvoirs précédents intervient aujourd’hui en amont et généralement même en premier et dernier ressort. Les Organisations de la société civile excellent de plus en plus dans le plaidoyer pour influencer les politiques publiques. Le pouvoir politique apparemment hostile aux dénonciations tapageuses reste un peu ouvert au plaidoyer, à la négociation, au lobbying. De nombreuses campagnes de plaidoyer ont pu être conduites par des organisations de la société civile. Dans d’autres cas, les plaidoyers sont entrepris loin du regard du public et des médias, certains plaidoyers exigeant la discrétion. Il est important de noter la contribution de la société civile à travers divers rapports alternatifs devant les mécanismes onusiens et régionaux notamment l’Examen Périodique Universel du Bénin en 2017 et entre fin 2022 et janvier 2023 devant le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies , l’examen du Bénin devant le Comité des Nations unies sur les discriminations raciales  en 2022 et l’examen du Bénin devant le Comité des Nations unies sur la lutte contre les discriminations faites à l’égard des femmes en 2024  autres. À ces rendez-vous d’évaluation de la santé des droits humains et de la démocratie dans les États, les Organisations de la société civile jouent un rôle déterminant mais peu connu du grand public. Au-delà de ces exemples, la présence de la société civile est à noter dans les plaidoyers pour la relecture des lois jugées peu respectueuses des libertés fondamentales, l’adoption d’une loi sur les défenseurs des droits humains, l’amélioration des conditions de détention et de vie en milieu carcéral, la disponibilité et l’accessibilité des services publics, des élections libres et transparentes etc. Il faut juste craindre le plaidoyer de couloir qui transforme certaines Organisations et autres acteurs en appendices des pouvoirs publics au point de combattre et discréditer ceux qui sont dans le juste combat.

Relativement au contentieux stratégique des droits fondamentaux, parent pauvre des moyens d’action de la société civile, il est porté plus par les individus que par les Organisations. Depuis 2016, le contentieux stratégique s’est imposé dans le paysage de l’engagement citoyen à travers des initiatives individuelles et collectives. Des mécanismes nationaux aux mécanismes régionaux et internationaux, une poignée de citoyens béninois bravant la crainte qui règne dans le pays saisit régulièrement la Cour constitutionnelle sur des cas présumés de violations des libertés fondamentales et des règles démocratiques . Depuis une dizaine d’années, ces citoyens ont fait de la présence dans le contentieux stratégique leur domaine de prédilection. Présents devant la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples à travers un peu moins d’une dizaine de procédures contre l’État du Bénin , environ cinq procédures contre le même État devant la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples  et une procédure tentée contre toujours l’État devant la Cour de justice de la CEDEAO, ces citoyens béninois n’hésitent pas à soumettre à ces mécanismes les cas présumés de violation des droits humains et principes démocratiques. L’on a pu noter les affaires portant sur le droit d’accès à internet, la liberté de presse et d’information, l’exécution des décisions de la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, le respect de la libre participation aux élections etc. Dans tout ceci, les Organisations de la société civile ont pour la plupart brillé par leur absence du fait d’une absence de maitrise du contentieux stratégique et son efficacité, mais aussi par crainte de représailles pour d’autres. Au moins une Organisation a pu s’essayer une seule fois dans le contentieux stratégique devant la Cour de justice de la CEDEAO ces dernières années. Désormais, par l’activisme de ces citoyens, la communauté internationale et les milieux scientifiques sont davantage au parfum de la déliquescence avancée des droits humains au Bénin. De plus, par cet engagement, ces citoyens montrent la voie à de nombreux autres citoyens qui, aujourd’hui, même s’ils n’arrivent pas encore à être présents devant les mécanismes supranationaux s’essaient petitement au contentieux constitutionnel des droits fondamentaux au niveau interne.

B-L’émergence de nouvelles figures

Dans l’univers de la société civile béninoise, il s’observe de plus en plus de nouvelles Organisations, de nouveaux acteurs. De nombreuses Organisations ont été créées depuis 2016 et contribuent, chacune dans son domaine d’intervention, à donner du poids au travail de la société civile. Face à l’effritement de la société civile du fait du départ d’anciens acteurs de premiers rangs et l’attentisme de ce qui est resté, les nouvelles Organisations ont trouvé un terrain propice pour déployer leur énergie se faisant ainsi une place sur l’échiquier. La profondeur et la pertinence de leurs actions permettent aussi de réveiller certaines anciennes organisations. L’on assiste de plus en plus à une dynamique d’ensemble entre les Organisations surtout entre les jeunes Organisations. Malgré les critiques possibles, les nouvelles organisations ont le mérite de rester focus sur des thématiques actuelles et utilisent aussi assez les nouveaux médias dans leur stratégie de communication et de plaidoyer impliquant de fait la jeunesse qui reste la couche la plus importante du pays et touchant directement les pouvoirs publics qui ont aussi une forte présence sur les nouveaux médias.

Comme dans un processus naturel de renouvellement, il faudra compter davantage sur les nouvelles figures s’agissant des Organisations, mais aussi sur les individualités, surtout à l’ère des nouveaux médias, de la e-démocratie et de la fulgurante émergence des lanceurs d’alerte, citoyens-journalistes etc. La société civile ne peut plus être pensée de façon traditionnelle ou classique. Les forces de pression sont aujourd’hui sur les nouveaux médias et elles arrivent à faire fléchir en un laps de temps les pouvoirs publics. La lutte pour les droits humains, la démocratie et l’État de droit au Bénin depuis 2016 a d’ailleurs révélé l’importance de ses nouveaux acteurs engagés et volontaristes qui ne sont guidés que par le bien-être collectif à travers une participation citoyenne inédite. La période 2016 à ce jour reste l’ère du contentieux stratégique des droits fondamentaux porté par des défenseurs convaincus des droits humains, des débats houleux animés par des jeunes audacieux, le contexte ayant réduit les grandes figures d’hier au silence. Que serait la société civile béninoise sans ces nouvelles figures qui, souvent, sont discréditées discrètement auprès des partenaires et autorités par certains acteurs se revendiquant de la société civile ? Que serait la démocratie béninoise si le rôle de veille citoyenne avait été laissé dans l’unique main de ce qui est resté de la société civile d’hier?

En somme, même si globalement la société civile béninoise d’aujourd’hui présente, avec désolation, des signes évidents d’un tigre en papier, il échet de reconnaître qu’elle continue de jouer son rôle, dans un environnement hostile, avec l’appui de nouvelles figures et autres moyens d’action. Le renouvellement progressif de la société civile permet d’apporter du sang neuf et une autre perception des enjeux et défis dans un contexte risqué de recul démocratique et de rigide restriction de l’espace civique. Face à l’auto-censure généralisée et la migration vers des thématiques moins risquées en guise de contournement des menaces, il est important que la société civile puisse continuer le travail de renforcement de capacités de ses membres, s’armer de courage et s’appuyer davantage sur les mutations actuelles en misant sur l’investissement de la jeunesse.

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