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Bénin: Patrice Talon à l’heure du bilan

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Nul n’aurait imaginé pareille fin d‘année pour le Bénin, unanimement reconnu et acclamé comme pays pionnier de la démocratisation en Afrique. Nul n’aurait imaginé pareille fin de second mandat pour Patrice Talon, quelques mois seulement avant de passer le témoin à son successeur à l’issue de la présidentielle du 12 avril 2026. Mais, ce 7 décembre 2025, aux aurores, le temps a suspendu son vol au Bénin où, depuis la conférence nationale  du 19 au 28 février 1990, le processus démocratique semblait poursuivre son cours comme un long fleuve tranquille.

Pour une frange importante de l’intelligentsia d’Afrique francophone, le Bénin fut, durant les années 1960-1970, le « Quartier latin d’Afrique ». Ce pays d’Afrique de l’Ouest était réputé pour être un vivier d’intellectuels, de créateurs, de talents divers comme on en trouvait très peu en Afrique au lendemain des indépendances.

Paradoxalement, le Bénin fut aussi de ces pays africains où, très tôt, la souveraineté étant à peine acquise, il fut imposé une succession de pouvoirs militaires, jusqu’aux années 1990 qui virent s’effondrer le communisme soviétique et déferler le libéralisme politique et économique sur la quasi-totalité de la planète.

 Incitation des mouvements populaires et jurisprudence

Certes, avant que le président Mathieu Kérékou ne se résolve à inscrire son action politique dans le sens de la marche de l’Histoire, il y eut, au Bénin comme dans nombre d’autres pays d’Afrique, des mouvements populaires pour une démocratisation de l’espace politique et de la société de manière globale. Toutefois, comme au Togo voisin, Kérékou aurait pu faire le choix de la répression de ce printemps des libertés démocratiques. Ce ne fut pas le cas et c’est tout à son honneur.

Depuis ce moment démocratique fondateur, une sorte de jurisprudence politique a été instituée dans ce pays. Un chef d’État n’a jamais effectué plus de deux mandats, aucun ne s’est maintenu au pouvoir au-delà de la durée de son bail constitutionnel. Les constituants béninois de la Conférence nationale souveraine (du 19 au 28 février 1990) ont eu le génie juridique d’inscrire dans la Loi fondamentale ce verrou : « Nul ne peut effectuer plus de deux mandats », puis « Nul ne peut effectuer plus de deux mandats présidentiels dans sa vie », à la faveur de la révision constitutionnelle de novembre 2019, s’agissant notamment du mandat présidentiel.

C’est donc dans cette trajectoire que s’inscrit la décision de l’actuel chef de l’État sortant, Patrice Talon, de ne guère modifier la Constitution du 11 décembre 1990, comme ses nombreux homologues africains, pour se maintenir au pouvoir au-delà du terme de son second et dernier mandat en cours (il quittera le pouvoir le 23 mai 2026).

D’ores et déjà, les deux partis politiques membres de la mouvance présidentielle – l’Union progressiste-Le Renouveau (UPR) et le Bloc républicain (BR) – ont désigné, dans la nuit du samedi 30 au dimanche 31 août 2025, leur candidat qui a aussi vocation à lui succéder, Romuald Wadagni, l’actuel ministre de l’Économie, des Finances et des Programmes de dénationalisation du Bénin depuis le 7 avril 2016.

Sidération après le putsch manqué du 7 décembre

 La sidération suscitée bien au-delà du Bénin par la tentative de coup d’État d’une faction de l’armée de ce pays est loin d’être retombée avec la mise en échec des putschistes, grâce à l’appui conjugué des forces spéciales françaises, des armées nigériane et ivoirienne aux forces loyalistes béninoises. Ironie de l’histoire, c’est en grande partie grâce au leadership visionnaire d‘un chef de l’État, militaire et ancien putschiste, mais persuadé de la nécessité d’ouvrir son pays à la démocratie, Mathieu Kérékou, que le Bénin est entré dans cette séquence démocratique qui dure depuis plus de trois décennies. Mais l’histoire retiendra que ce sont également des militaires qui ont tenté « d’assassiner » la démocratie béninoise.

Cette nouvelle donne politique crée de fait une conjoncture inédite de nature à modifier profondément la fin de mandat de Patrice Talon et son bilan à la tête du pays. Nul doute que, dans son adresse traditionnelle à la nation pour la fin d’année en cours, comme tous ses homologues, Patrice Talon n’aurait pas seulement dressé le bilan de l’année qui s’achève, mais celui de ses deux mandats à la tête de l’État.

À cet égard, sur le plan économique, ses deux mandats ont été placés sous le sceau de la transformation du cadre institutionnel et réglementaire du Bénin, afin de libérer les énergies, promouvoir les investissements, bref renforcer l’attractivité de son pays. En ce sens, il est indéniable que des progrès significatifs ont été accomplis, même si la gouvernance politique du pays fait grincer des dents.

 Quel bilan pour Patrice Talon?

Au crépuscule de l’année 2025 et à l’aube de l’année 2026, l’imminence de l’élection présidentielle au Bénin doit être l’occasion de questionner le bilan du président Patrice Talon. Il faut d’emblée souligner que l’actuel chef de l’État du Bénin se distingue de ses homologues africains par son parcours atypique. Comme Donald Trump aux États-Unis, où le monde de l’argent et celui de la politique font plutôt bon ménage, Patrice Talon est un homme d’affaires réputé, l’une des plus grandes fortunes d’Afrique francophone, un milliardaire qui a bâti son patrimoine avant d’entrer dans l’arène politique pour se faire élire président de la République, à l’issue des deux mandats successifs de son prédécesseur,  Thomas Boni Yayi (du 6 avril 2006 au 6 avril 2016).

Il va donc de soi qu’au regard de cette trajectoire personnelle et professionnelle singulière en Afrique nous nous intéresserons en premier lieu à son bilan économique.

 Progrès significatifs opérés en matière économique

À cet égard, les deux mandats de l’actuel chef de l’État béninois ont été placés sous le sceau de la transformation du cadre institutionnel et réglementaire de son pays, afin de libérer les énergies, promouvoir les investissements, bref, renforcer l’attractivité du Bénin. En ce sens, il est indéniable que des progrès significatifs ont été accomplis.

Pour ce qui concerne les indicateurs économiques, ils sont appréciables et prometteurs en comparaison avec d’autres secteurs de la région ouest-africaine. Le taux de croissance a oscillé entre 6,4% et 6,5% de 2021 à 2024, grâce à la production manufacturière et à l’accélération des chantiers d’infrastructures publiques, notamment l‘extension du Port autonome de Cotonou (PAC), des investissements importants dans les routes, l’énergie, l‘eau et l‘assainissement. Il est important de souligner que le Bénin dispose de l’un des cinq meilleurs réseaux routiers d’Afrique et a été classé en 2024 parmi les 25 meilleures destinations touristiques au monde.

Dans la même dynamique, le rythme d’accroissement du PIB (le produit intérieur brut) réel par habitant a connu une progression significative, passant à plus de 3,5% après 2021, hors période de la Covid-19. Des efforts ont été également accomplis pour réduire la pauvreté, comme le souligne le rapport pays 2024 de la Banque africaine de développement (BAD) intitulé Impulser la transformation du Bénin par la réforme de l’architecture financière mondiale : « […] on note une baisse des inégalités dans le pays, avec un indice de Gini passant de 34,7 en 2019 à 32,6 en 2022, selon la Banque mondiale. Cette inflexion générale résulte des efforts d’investissement des dernières années pour progresser vers l’atteinte des objectifs de développement durable. »

Au plan structurel, le gouvernement béninois a entrepris de développer des zones économiques spéciales (ZES) afin de favoriser l’émergence d’un environnement des affaires favorable aux entreprises et d’expérimenter des réformes du climat des affaires. Il s’agit d’expériences pilotes qui ont vocation à être reproduites à l’échelle nationale, permettant ainsi de libérer le potentiel d’industrialisation du pays.

C’est le sens du Programme d’action du gouvernement (PAG) 2021-2026. Dans ce cadre normatif, le pays devrait accélérer les activités de transformation initiées à travers la Zone industrielle de Glo-Djigbé (GDIZ), un arrondissement de la commune d’Abomey Calavi, non loin de Cotonou, la capitale économique du Bénin, avec pour objectif  de dynamiser davantage certaines chaînes de valeurs ajoutées des produits agricoles tels que coton et textile, noix de cajou, soja, etc. Cette zone industrielle devrait également servir de tremplin pour le développement de nouvelles zones de transformation agricole axées sur d’autres filières telles que le riz, le lait, la viande, les cuirs et les peaux, les fruits et légumes.

Pour permettre la fluidité de ces activités et éviter tout goulot d’étranglement d’une administration paralysante, un guichet unique de formalités a été mis en place par l’Agence de promotion des investissements et des exportations (APIEX) au sein de la GDIZ afin de faciliter les formalités administratives des acteurs économiques.

 Potentiel agricole

Au titre des progrès et des réformes économiques envisageables au terme du mandat de Patrice Talon figure le potentiel agricole du Bénin, qui est un important gisement de richesses et d’emplois. En effet, dans un environnement national et régional marqué par une forte demande de produits alimentaires pour le pays et les États voisins, le Bénin possède 57 millions d’hectares de terres agricoles et 66,6 millions d’hectares de forêts. Fort de cet important potentiel, ce pays pourrait développer une politique d’industrialisation ambitieuse fondée sur l’agriculture.

Structurer le secteur privé

S’agissant des réformes structurelles, il est important, pour le Bénin comme pour de nombreuses économies africaines, de structurer davantage le secteur privé qui demeure en grande partie informel. Comme le recommande également la Banque africaine de développement, « […] il est important d’accélérer l’adoption du nouveau cadre réglementaire et institutionnel pour les projets de partenariats publics-privés (PPP), afin d’attirer davantage d’investissements privés. » Si le bilan économique de Patrice Talon est digne d’éloges, il faut relever qu’au plan politique ses deux mandats le sont moins.

Bilan mitigé sur le plan politique

Au demeurant, au plan politique, le chef de l’État béninois ne pourra faire l’économie de la profonde crise politique que traverse son pays et, il faut le reconnaître, elle est bien antérieure à la tentative de coup d’État du 7 décembre. Force est de constater que, lorsqu’il succède à Thomas Boni Yayi en 2016, Patrice Talon prend les commandes d’un État dont les institutions démocratiques permettent une saine régulation de la vie sociale et politique ; des outils institutionnels qui auront d’ailleurs rendu possible son accession à la magistrature suprême.

Toutefois, on observe que, tout au long de ses deux mandats, à coups de réformes successives et partisanes, l’actuel chef de l’État n’a eu de cesse de faire glisser subrepticement la démocratie béninoise vers un autoritarisme de moins en moins masqué. Des adversaires politiques de poids, pour des raisons juridiquement et judiciairement discutables, ont été exclus de la compétition politique, voire embastillés, les privant ainsi de toute voix au chapitre. C’est le cas notamment du Pr Joël Aïvo, éminent constitutionnaliste, et de Reckya Madougou, ancienne ministre de la Justice. Reconnus coupables en 2021, l’un de blanchiment de capitaux et de complot contre la sûreté de l’État, l’autre de financement du terrorisme, le professeur et opposant Frédéric Joël Aïvo et l’ex-ministre de la Justice Reckya Madougou sont maintenus en détention depuis trois ans au Bénin.

Concernant les scrutins, qu’il s’agisse des élections locales ou nationales, les réformes successives du code électoral ont permis aux alliés politiques du chef de l’État sortant de l’emporter sur tapis vert, au mépris de deux paramètres importants d’une démocratie saine que sont la participation et l’inclusion.

Plus récemment (dans la nuit du vendredi 14 au samedi 15 novembre 2025), une loi de révision constitutionnelle a été initiée par des députés de la mouvance présidentielle, dont certaines dispositions apparaissent comme des restrictions à la liberté d’expression des formations politiques, à la liberté d’expression de manière générale. C’est l’impression qui se dégage à la lecture des articles 5-1 et 113-1 : « Dans l’intervalle séparant deux années électorales, jusqu’à 12 mois avant l’année électorale, les forces politiques concourent, dans le respect du pluralisme, à la stabilité institutionnelle, au renforcement de l’État et à la continuité de l’action publique. Les partis politiques d’opposition sont tenus, dans la critique de l’action publique, de proposer des alternatives ou des solutions constructives. Un Pacte de responsabilité républicaine peut être conclu entre le gouvernement et les partis politiques sous l’égide du Sénat afin d’établir un cadre de collaboration avec l’opposition en raison de la prohibition des campagnes électorales permanentes hors période électorale. À cette fin, il est instauré une Trêve politique pour compter de la date de proclamation définitive de l’élection du président de la République jusqu’à douze mois de la fin de son mandat. Durant la Trêve, l’animation politique à finalité compétitive et électorale est prohibée. »

Ces dispositions nouvelles de la Constitution sont rien de moins qu’une police de la pensée, difficilement envisageable dans une démocratie. Ces reculs démocratiques, sous l’ère Talon, sont de nature à susciter des inquiétudes pour l’avenir. Il faut légitimement redouter de voir la démocratie dérailler après un parcours plein d’espoirs et fort rare en Afrique. C’est bien cette inquiétude qui a suscité cette réflexion de maître Robert Dossou (célèbre avocat, ancien bâtonnier et doyen honoraire de la faculté de droit de l’université d’Abomey-Calavi, ancien  président de la Cour constitutionnelle, député,  ministre du Plan et des Affaires étrangères), l’un des pères de la démocratie béninoise, dans son ouvrage L‘Audace, la Vérité et l’Espérance : « […] les crises qui émaillent l’Afrique connaissent l’organisation de périodes de transition initiées par des accords ou par d’autres instruments, mais, une fois la transition terminée, il y a une nouvelle transition qui, elle, n’a pas de limite et qui est informelle, non prévue par aucun texte : c’est toute la phase d’inculturation de la démocratie, c’est-à-dire de l’appropriation par chaque citoyen et par chaque gouvernant des réflexes démocratiques. »

Certes, aucun prétexte, aucune raison, en démocratie, ne justifie la prise du pouvoir par la force des armes. C’est avec les outils et les leviers existants que doit être mené le combat pour une meilleure représentation citoyenne et une compétition politique saine. Toutefois, l’heure doit être à l’introspection pour l’actuel chef de l’État. Il lui incombe désormais la responsabilité historique de faire son aggiornamento, pour léguer au peuple béninois au lendemain de son départ, une démocratie apaisée, soutenue par des institutions consensuelles et véritablement républicaines.

Éric Topona

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