Chers lecteurs, je vous propose de relire avec moi un vieux texte que j’ai découvert par hasard en lisant un vieux document didactique d’expression française portant sur la rhétorique, l’art  d’influencer et de convaincre un auditoire à l’aide d’arguments percutants et qui renvoie à ce discours sur la misère prononcé par un jeune député, Victor Hugo, à la tribune de l’Assemblée nationale française le 09 juillet 1849. Il s’agit d’un texte d’inspiration qui souligne la puissance de la rhétorique dans l’appel à l’action politique et à la reformation morale des hommes.

Mon propos ici n’est aucunement de vous émouvoir outre mesure, en tout cas pas plus que ne l’a déjà fait ce célèbre auteur. Mais je voudrais, par cette relecture, attirer votre attention sur l’actualité de la substance de ce discours qui, me semble-t-il, est taillé pour notre société actuelle. En réalité, le monde n’a pas changé. Mon objectif est aussi d’épousseter ce discours pour mettre en relief l’importance du « savoir dire les choses » pour émouvoir les politiques afin de les exhorter à l’action, car après tout, ils sont des hommes mortels et donc des hommes sensibles. Il faut juste trouver la bonne manière de leur « dire les choses ».

Avant tout, je voudrais situer le contexte de ce discours pour vous faciliter la perception de son sens. En avril 1848, suite à des mouvements révolutionnaires, la monarchie de Louis-Philippe s’effondre, et la Deuxième République est proclamée. Victor Hugo, récemment élu député le 4 juin 1848, est initialement un conservateur chargé de réprimer les émeutes ouvrières de juin. Cette expérience le marque profondément. Confronté à la détresse du peuple parisien, Hugo opère une transformation politique significative. Progressivement, il s’éloigne de ses positions conservatrices initiales pour embrasser des idées plus sociales et républicaines. Lors d’un débat parlementaire sur la loi Falloux concernant l’enseignement – et plus précisément sur l’amendement Parisis qui renforçait l’influence religieuse dans l’éducation – Hugo saisit l’opportunité d’élargir le débat. Il met en avant la question cruciale de la misère, affirmant que la résolution des problèmes sociaux passe nécessairement par son éradication. C’est dans ce contexte de mutation personnelle et de débat social qu’il prononce un discours dont je  vous fais tenir ici quelques extraits.

 « Je ne suis pas de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde ; la souffrance est une loi divine ; mais je suis de ceux qui croient qu’on peut détruire la misère. La misère est une maladie de la société, comme la lèpre est une maladie de l’homme. Elle peut disparaître comme la lèpre, oui. »

« Il y a dans Paris, dans ces faubourgs que le vent de l’émeute a soulevés, il y a telle maison où des familles entières, hommes, femmes, enfants, vivent pêle-mêle n’ayant pour lit, – c’est à Paris, Messieurs – n’ayant pour lit, pour couverture, j’ai presque dit pour vêtements, que des chiffons en fermentation, infects, ramassés au coin des bornes.

Ces jours-ci, un malheureux homme, un homme de lettres, car la misère n’épargne pas plus les professions libérales que les professions manuelles, un homme de lettres est mort de faim, à la lettre, et il a été constaté, après sa mort, qu’il n’avait pas mangé depuis six jours.

Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Au moment où le choléra sévissait le plus violemment à Paris, on a trouvé une mère et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les débris immondes des charniers pestiférés de Montfaucon ! »

« Eh bien, ces faits ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que ces faits ne soient pas ; je dis que ces faits, quand ils existent dans un pays civilisé, engagent la société tout entière ; que je m’en regarde comme solidaire et complice ; que de tels faits ne sont pas seulement des crimes envers l’homme, que ce sont encore des crimes envers Dieu. »

« Vous venez, avec le concours de la garde nationale et de l’armée, avec le concours de toutes les forces vives du pays, de raffermir l’État ébranlé. Vous avez sauvé la société régulière, le gouvernement légal, la paix publique, la civilisation. Vous avez fait une chose immense. Eh bien, vous n’avez rien fait, non.

Messieurs, vous n’avez rien fait, tant que l’ordre matériel raffermi n’a pas pour base l’ordre moral consolidé : vous n’avez rien fait tant que le peuple souffre, tant qu’il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère, tant que ceux qui pourraient travailler, et demandent à travailler, ne trouvent pas de travail, tant que ceux qui sont vieux et ne peuvent plus travailler sont sans asile ; vous n’avez rien fait tant que l’usure dévore nos campagnes. Tant qu’on meurt de faim dans les villes ; vous n’avez rien fait tant qu’il n’y a pas de lois évangéliques qui viennent en aide aux familles honnêtes, aux bons paysans, aux gens de cœur ; vous n’avez rien fait tant que l’homme méchant, dans l’œuvre souterraine qui se poursuit encore, a pour collaborateur fatal l’homme malheureux. »

« Ce n’est donc pas à votre générosité que je m’adresse : je m’adresse surtout à votre sagesse. C’est l’anarchie qui ouvre les abîmes, c’est la misère qui les creuse. Vous avez fait des lois contre l’anarchie, faites-en contre la misère ! »

Le discours de Victor Hugo constitue un vibrant plaidoyer en faveur de l’intervention étatique contre la pauvreté. Il développe une argumentation puissante sur la responsabilité collective envers les plus démunis, soutenant que la société a le devoir moral de lutter activement contre la précarité. À travers sa désormais célèbre injonction « Détruisez la misère ! », Hugo exprime une vision révolutionnaire : la pauvreté n’est pas une fatalité inéluctable, mais un défi social qui peut être surmonté grâce à une politique déterminée et engagée. Il appelle ainsi à une transformation structurelle, où l’État jouerait un rôle proactif dans l’éradication des inégalités et la protection des populations les plus vulnérables.

Cette perspective traduit sa conviction profonde que la justice sociale n’est pas un vœu pieux, mais un objectif politique concret et réalisable, nécessitant une mobilisation résolue des pouvoirs publics.

De l’art de convaincre et d’inciter à l’action

Pour convaincre efficacement les pouvoirs publics et les pousser à l’action, il est essentiel de savoir tenir un discours approprié, de maîtriser les techniques de persuasion.

Vous seriez d’accord avec moi pour considérer, eu égard à ce texte, qu’il s’agit à la fois d’un discours émouvant et convaincant.   Il existe en effet un lien entre l’émotion et la conviction. Eh bien, c’est précisément de cette relation qu’il s’agit ici en particulier. C’est parce que les paroles de Victor Hugo ont le pouvoir de nous émouvoir qu’elles acquièrent la force de nous convaincre. Ce lien entre l’émotion et la conviction est connu il y a plus de 2500 ans quand Aristote considère le pathos comme une dimension essentielle à ce qu’il appelait la théorique.  Le pathos fait appel aux émotions de l’auditoire (joie, tristesse, colère, peur, etc.). En suscitant des émotions, l’orateur peut influencer le jugement et les décisions de l’auditoire. Les responsables politiques étant des humains, pour prendre des décisions, ils ont besoin bien entendu de leur intellect, mais également de leur affect, de leur émotion. C’est pourquoi Victor Hugo a eu besoin dans son discours d’une surcharge de pathos pour évoquer la misère devant ses collègues députés qui n’ont jamais connu cette situation. Si l’éminent député devrait avoir une chance d’influencer le vote de ses collègues, il devrait parvenir à changer leur regard sur leur manière de percevoir le monde et pour cela, il avait besoin de s’adresser à leur émotion.

La rhétorique, selon Aristote, repose sur trois piliers essentiels de persuasion :

  1. Ethos : La crédibilité personnelle L’efficacité d’un discours dépend d’abord de la perception de l’orateur. Sa réputation, son expertise et son intégrité conditionnent la réception de son message. Un intervenant perçu comme compétent et bienveillant génère naturellement la confiance.
  2. Pathos : L’appel émotionnel Cette dimension vise à toucher les ressorts sensibles de l’auditoire. Par des récits concrets, des métaphores évocatrices et un langage expressif, l’orateur cherche à susciter des émotions – tristesse, colère, empathie – capables d’orienter le jugement et la décision.
  3. Logos : La force argumentative Fondé sur la rationalité, ce procédé mobilise des preuves factuelles, des statistiques et des raisonnements rigoureux pour construire une démonstration convaincante.

De nombreuses figures de style et techniques peuvent être utilisées pour renforcer l’impact d’un discours : métaphore : comparaison implicite entre deux éléments, allégorie : représentation d’une idée abstraite par une image concrète  – des exemples concrets, des histoires, des témoignages.

Dans le discours de Victor Hugo, ces techniques convergent remarquablement. L’utilisation du storytelling – notamment le récit poignant d’un homme de lettre mort de faim – illustre parfaitement la stratégie pathétique. L’objectif est de faire émerger une émotion susceptible de transformer la tristesse en indignation, puis en volonté d’action.

La rhétorique est aussi une technique qu’on peut utiliser lorsque l’on cherche à obtenir une faveur d’un homme trop puissant, assis confortablement dans son pouvoir et qui consiste à enjoliver les mots, bien les emballer pour leur enlever tout tranchant qui peut titiller l’orgueil et la susceptibilité de son interlocuteur afin d’agir sur le sentiment humain qui l’habite, mais qui est resté enfouit dans son être intérieur. Nul n’est aussi fort et suffisamment puissant pour étouffer définitivement ce sentiment inné en l’homme. Ainsi, quand on sait dire « les choses », on peut alors obtenir bien des choses.

Le discours d’Hugo a dépassé le cadre parlementaire, trouvant un écho significatif dans la presse de l’époque. Il a contribué à clarifier les clivages politiques et à rendre visibles les tensions idéologiques profondes qui traversaient la société française post-révolutionnaire.

« Ce n’est donc pas à votre générosité que je m’adresse : je m’adresse surtout à votre sagesse. C’est l’anarchie qui ouvre les abîmes, c’est la misère qui les creuse. Vous avez fait des lois contre l’anarchie, faites-en contre la misère ! » Victor Hugo

Roch Elie ADJOVI, Dr es Sciences de la communication, Enseignant chercheur à l’Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest (UCAO-UUC)

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