Alors qu’Emmanuel Macron boucle une tournée africaine, l’ancien ministre centrafricain décrypte, dans « L’Afrique face à la France », comment l’affaire des « biens mal acquis » a ravivé un vieux ressentiment antifrançais.
Dans L’Afrique face à la France, qui paraît ce 25 novembre, Adrien Poussou ne se contente pas de revenir sur les malentendus entre Paris et ses ex-alliés africains. L’essayiste centrafricain, ancien ministre de la Communication, exhume des épisodes méconnus – des aveux de chefs d’État, des arrangements politiques inavouables, des liasses de billets convoyées dans des housses de costumes jusqu’à Paris – qui éclairent d’un jour cru la dégradation du lien entre Paris et ses partenaires africains. Au cœur du basculement : l’affaire des « biens mal acquis », vécue sur le continent non comme une moralisation, mais comme une humiliation publique, une justice extraterritoriale qui ravive les fantômes postcoloniaux.
Alors qu’Emmanuel Macron achève une tournée africaine ponctuée d’une étape symbolique au Gabon, Poussou décrit une relation désormais fracturée, minée par les faux pas français autant que par les calculs de dirigeants africains, et bouleversée par l’irruption de nouvelles puissances qui ne se soucient guère de morale. Sa thèse est simple – et explosive : la Françafrique n’a pas disparu, elle s’est dissoute dans une défiance généralisée, alimentée autant par les procès intentés depuis Paris que par les compromissions silencieuses de certains régimes.
Dans cet entretien, il revient sur les zones d’ombre des affaires judiciaires, le ressentiment populaire, le déclin de l’influence française et les illusions perdues de la « refondation » voulue par Macron.
Le Point Afrique : Vous affirmez que les dossiers des « biens mal acquis » ont basculé la relation franco-africaine. N’est-ce pas excessif d’accuser les magistrats français d’alimenter
un sentiment antifrançais ?
Adrien Poussou : Ces enquêtes ont durablement empoisonné les relations. Les magistrats instruisent depuis Paris des dossiers déconnectés du terrain et des contextes locaux. Pour les élites comme pour les populations, il ne s’agit pas de moralisation mais d’ingérence : une justice étrangère qui se croit légitime pour juger des dirigeants souverains. Dans de nombreux pays, la séparation des pouvoirs reste théorique : quand un juge français ouvre une enquête, l’exécutif français est perçu comme l’instigateur réel. C’est ce décalage, cette perception d’une intervention extérieure, qui nourrit le sentiment antifrançais plus que les procédures elles-mêmes.
Et surtout, pourquoi l’Afrique ne parvient-elle pas à instaurer ses propres mécanismes de reddition des comptes ?
Parce que construire un État crédible et des institutions fortes prend du temps et exige de la volonté politique. Beaucoup de dirigeants se concentrent sur leurs intérêts personnels ou ceux de leur clan. Pourtant, certaines juridictions locales font déjà leur travail, souvent loin des projecteurs, et obtiennent plus de légitimité que les grandes proclamations venues de l’extérieur. Le vrai défi est de généraliser cette rigueur à l’échelle du continent.
Ces enquêtes françaises n’ont-elles pas mis en lumière de graves affaires de corruption ?
Elles produisent surtout des effets d’annonce. À part le vice-président de Guinée équatoriale, rien n’a vraiment été sanctionné. Les populations ne comprennent pas pourquoi Paris se pose soudain en gardienne de la vertu alors que ces fortunes ont longtemps circulé dans ses banques et quartiers aisés. Les Africains veulent que leurs juridictions locales prennent en charge ces affaires, avec légitimité et discrétion, et certaines le font déjà.
Vous parlez beaucoup des élites. Mais le ressentiment ne vient-il pas surtout des populations ?
Le ressentiment est populaire, presque instinctif. Dans les marchés d’Adjamé, de Tokoin ou de Sandaga, le même discours revient : ces enquêtes françaises humilient les dirigeants africains. À Niamey, avant le putsch du général Tiani, une étudiante affirmait préférer croiser chaque jour « les voleurs du Niger » plutôt que de les savoir jugés par Paris. Elle ne défendait pas la corruption, elle refusait qu’une puissance étrangère décide qui doit être sanctionné. La souveraineté est un point non négociable pour les Africains.
« La rigueur budgétaire s’impose désormais dans plusieurs pays du Botswana aux Seychelles, jusqu’au Malawi »
Le discours de Ouagadougou en 2017 n’a-t-il rien changé ?
Presque rien. La rupture avec la Françafrique a été partielle, cosmétique. La Françafrique a peut-être changé de forme, mais ses réflexes demeurent : privilèges implicites, ton paternaliste, posture de surplomb. Quand Macron convoque les chefs d’État du Sahel en 2019 pour exiger une “clarification”, beaucoup n’y voient pas une discussion entre partenaires, mais un rappel à l’ordre.
La rupture est-elle morale ou géopolitique ?
Les deux. Moral parce que les Africains demandent simplement du respect. Géopolitique parce que la Chine, la Turquie, la Russie ne donnent pas de leçons. Les élites se tournent vers ceux qui ne les « embêtent pas ». Mais un mouvement de prise de conscience traverse le continent : certains dirigeants commencent à gérer leurs États plus sérieusement.
Vous croyez vraiment à cette prise de conscience? On pourrait vous accuser de complaisance face aux dirigeants qui prolongent leurs mandats et s’enrichissent…
La rigueur budgétaire s’impose désormais dans plusieurs pays du Botswana aux Seychelles, jusqu’au Malawi – où les dirigeants savent qu’ils ne peuvent plus vivre à crédit et dissimuler les comptes. Même dans les États où les dirigeants multiplient les mandats, ils comprennent qu’ils ne peuvent plus dépenser au-delà de leurs ressources. C’est un premier pas concret.
L’Afrique peut-elle se libérer sans tomber dans de nouvelles dépendances ?
Aujourd’hui, beaucoup substituent simplement une dépendance par une autre : Russie, Chine, Turquie. Coopérer, oui, mais construire l’État, développer les pays, c’est autre chose. Beaucoup cherchent juste à se remplir les poches.
Et la Centrafrique ?
La sécurité est une excuse. Le vrai problème est politique. Le président Touadéra croit que gouverner consiste à tenir des audiences et enrichir son clan. La Russie exploite les ressources et sécurise le régime, elle ne construit rien.
« Le panafricanisme, c’est l’union des Africains »
Vous reprochez autant à la Russie qu’à la France ?
Oui. Les Français avaient encore une subtilité, qui ne trompait personne. Les Russes, eux, prennent, exploitent et repartent sans vergogne. L’Afrique reste dominée parce qu’elle n’a pas encore construit d’État solide.
Pourquoi n’y a-t-il pas d’héritiers aux figures tutélaires comme Kérékou ou Rawlings ?
Les chefs ne forment pas la relève. Ils ont peur de perdre le pouvoir. Résultat : on reproduit les mêmes erreurs.
Et le panafricanisme actuel ?
Il est instrumentalisé par des néo-pan-africanistes au service d’autres puissances, surtout la Russie. Ils font croire qu’être panafricaniste, c’est être anti-France et pro-Russie. Faux. Le panafricanisme, c’est l’union des Africains, pas le ralliement à un bloc.
lepoint.fr L’Afrique face à la France
Extrait chapitre II « Cette affaire n’aurait jamais dû exister »
Confidences inédites Le soleil, à son zénith, a visiblement remis mon hôte de bonne humeur. Dans le jardin de son palais aux pelouses impeccablement taillées, il n’a pas eu besoin de mes questions pour se mettre à table, si je peux me permettre cette formule. Et ce qu’il m’a confié me semblait inédit : « Je dois vous faire une confidence. Si en 2017, les primaires chez Les Républicains s’étaient passées comme on l’avait espéré, cette fameuse affaire des biens mal acquis aurait connu un épilogue que beaucoup auraient qualifié de surprenant. » Des clignotants s’allument dans ma tête. Je pense à un non-lieu prononcé par les juges d’instruction en faveur des chefs d’État mis en cause. Mais pour être certain, je lui pose la question de savoir de quelle manière l’affaire devait être réglée : « Par un arrangement politique. » Je ne suis pas surpris par cette révélation, loin de là, mais mécaniquement, je fronce les sourcils ; si j’ai bien entendu ce que j’ai entendu, c’est que le dossier des biens mal acquis n’est pas que judiciaire. À un moment ou à un autre, le politique a envisagé d’y interférer. Dans le même temps, une voix intérieure m’a soufflé de rétorquer à mon hôte que le règlement imaginé était juridiquement impossible, lui rappelant que nous étions en France et non dans une république bananière où la justice pouvait être inféodée au pouvoir exécutif. Sans compter que depuis juillet 2013, l’exécutif français n’a plus la possibilité de donner des instructions aux procureurs dans des affaires individuelles. Cependant, l’affaire des écoutes visant Nicolas Sarkozy est venue s’intercaler dans mon esprit. En l’espèce, si je peux utiliser cette expression chère aux juristes, les interceptions téléphoniques entre l’ancien président et son avocat ont appris aux enquêteurs que Nicolas Sarkozy s’était engagé à « faire monter » le magistrat Gilbert Azibert ou à faire une « démarche » en sa faveur. Il a été reconnu coupable de corruption et trafic d’influence et condamné à trois ans d’emprisonnement dont un an ferme sous bracelet électronique, avec trois ans d’inéligibilité. Dans ce dossier, aussi appelé Bismuth, la Cour de cassation a rejeté les pourvois formés par l’ancien président et rendu définitive sa condamnation. Donc, je me ravise, le champ des possibles étant ouvert. Malgré tout, je risque une question : « De quelle manière le dossier devait-il être vidé ? » Avant de donner suite, mon hôte a laissé s’écouler plusieurs secondes. Cette suspension m’a paru une éternité. Il a pris le temps de regarder tout autour pour s’assurer que personne d’autre n’écoutait ou ne pouvait écouter ce qu’il s’apprêtait à dire. « Croyez-le ou pas, j’ai un ami qui était candidat à la candidature chez Les Républicains. Il nous avait rendu visite ici et, au détour d’une conversation, nous avons évoqué les conséquences de cette affaire sur les rapports de la France avec une partie de l’Afrique. Nous étions tombés d’accord sur la nécessité d’apaiser les tensions provoquées par ce dossier. Et l’une des pistes de réflexion était de parvenir à un règlement qui puisse être moins dégradant pour les chefs d’État. On devait faire travailler des experts sur différents scénarios et il s’était engagé, une fois élu président de la République, à rechercher une issue autre que judiciaire au dossier. J’avais rapporté cette conversation aux chefs d’État concernés, et décision avait été prise de financer une partie de sa campagne. » Comment les choses devaient se passer juridiquement ? « Des experts en la matière ont planché sur la meilleure façon de vider ce dossier. Ils étaient parvenus à une solution juridiquement incontestable que je ne saurais vous dévoiler puisque nous espérons toujours régler cette affaire sans heurts ni malheurs. » Qui a finalement sorti le chéquier ? La question le laisse de marbre. Il a repris le fil de son propos comme si de rien n’était, sans se préoccuper de divulguer le nom du payeur : « Ce que je sais, c’est qu’une partie de l’argent a transité ici. J’ai été témoin de son conditionnement ; c’est dans mon bureau que les liasses de 500 euros ont été rangées dans des housses de costumes, avant d’être acheminées à Paris sur un vol régulier d’Air France. Les deux émissaires que nous avions chargés de les transporter, qui étaient tous les deux détenteurs des passeports diplomatiques, avaient réservé des salons VIP à l’aéroport Roissy Charles de Gaulle, de sorte que des hôtesses étaient venues les chercher à leur descente d’avion. Elles ont récupéré leurs passeports pour les formalités de police après les avoir conduits au salon VIP. Ne voyageant qu’avec des bagages à main, ils n’ont pas eu à attendre longtemps. À la suite de quoi, les hôtesses étaient revenues avec leurs passeports revêtus des tampons de la police des frontières, et ils avaient été accompagnés aux berlines appartenant à notre ambassade en France, qui attendaient dehors. Les housses y ont été chargées et réceptionnées le jour même par leur destinataire. En tout cas, je vous donne là le compte rendu qui m’avait été fait à l’époque de cette mission. » Pas une seule seconde, je n’ai douté de cette version de l’histoire, persuadé que mon hôte n’a aucun intérêt de me mentir, ni aucune obligation de me dire la vérité. Mieux, j’avais là un scoop sur la façon dont l’argent des chefs d’État était convoyé à Paris pour financer la campagne des hommes politiques français. À cet instant précis, mes pensées sont allées à Robert Bourgi, le sulfureux avocat, qui a reconnu avoir déjà transporté des valises de billets en provenance des palais africains en faveur de certains hommes politiques français. Reste maintenant à comprendre pourquoi l’argent a été d’abord confié à mon interlocuteur : « Pour une raison simple : non seulement je connaissais personnellement le bénéficiaire, avec qui j’entretiens toujours d’excellents rapports, mais c’était encore moi qui avais soufflé l’idée de lui apporter une aide pour sa campagne. Il n’y a jamais eu de contact direct entre lui et les autres chefs d’État. Je servais donc de témoin de moralité pour les deux parties. »
Par Adrien Poussou





