Au Bénin, bien loin de cette vieille sagesse qui voulait que les mains de tous compensent les failles de la jarre trouée, la politique cherche aujourd’hui une chaussure nouvelle. Les temps, on le sait, imposent des tenues différentes, des pas moins assurés, des mélodies changeantes. Jadis, la jarre percée était réparée par tous, dans un effort commun où chacun, du notable au paysan, venait colmater la brèche. Aujourd’hui, cette métaphore semble trop naïve, presque démodée. La jarre, pourtant, est toujours là, plus fissurée que jamais, mais les mains se retirent, hésitantes, parfois indifférentes, trop souvent occupées à tracer des lignes de démarcation entre « nous » et « eux ».

Car dans ce gala politique, qui n’a rien d’un bal mondain, on ne veut plus s’accommoder — ou s’incommoder — d’un convive qui porterait une couleur différente. Le brillant danseur, fût-il habile, reste suspect s’il n’arbore pas les mêmes étoffes. Et l’on ne parle pas ici de valse ni de mazurka : la scène est celle du pouvoir, où chaque geste est scruté, où chaque sourire est interprété. Dans ce climat, la fraternité n’est plus qu’un mot. Un mot que l’on prononce par habitude, mais dont le sens s’est dilué dans le tumulte. Un mot qu’on chasse dès qu’il menace l’ordre des camps, un mot qu’on convoque uniquement pour attiser des rancunes. Triste ironie : là où la fraternité devrait être un ciment, elle n’est plus qu’un chiffon agité pour diviser.

Dans cette atmosphère troublée, certains noms résonnent comme des rappels d’un passé plus stable. Je pense à Nestor WADAGNI, que Dieu lui fasse miséricorde!  Un homme d’une grande qualité, un ami fidèle, mieux, un frère, dont la mémoire continue de m’habiter. Son fils, Romuald, incarne aujourd’hui une part de cet héritage. Candidat de la mouvance présidentielle, il est propulsé sur le devant de la scène avec une détermination qui étonne certains, rassure d’autres, et inquiète ses adversaires. Je n’ai pas avec lui les mêmes liens qu’avec son père. Je ne l’ai entrevu que deux fois en tête à tête. La première dans la salle d’attente du bureau de son père qui était alors directeur de cabinet de Bruno Amoussou alors ministre d’état au plan. La deuxième fois, dans la cour d’une église catholique à Lomé au sortir d’une cérémonie de mariage. Deux rencontres brèves, presque anodines, mais suffisantes pour m’imprégner d’une impression : celle d’un homme méthodique, sobre, peu enclin aux effusions. Mais les deux fois, on me l’a présenté. La première, par son père, la deuxième par le père de mon neveu, qui venait de se marier à Lomé. C’est là qu’il me donna son numéro de téléphone. Inutile de préciser que j’en avais évidemment parlé à mon ami Nestor. A ce niveau, je vous épargne des détails.

De ce choix, je puis dire qu’il n’est pas irrationnel. L’homme a des compétences, un parcours, et il est entouré de figures solides. Rien, en tout cas, ne devrait troubler ma quiétude.

En face, l’hypothèse d’un Éric HOUNDETÉ, candidat, a de quoi faire vaciller les certitudes. Pour moi, Éric n’est pas un simple nom sur une affiche : il est un vieil ami, presque un frère, un homme dont la courtoisie et l’humilité légendaires n’ont pas été ternies par des décennies de combats politiques. Sa connaissance des arcanes béninoises est fine, son attachement à la démocratie réel, parfois douloureux tant il a payé de sa personne. Bref Eric HOUNDETE est un homme qu’on ne peut qu’apprécier et aimer. Et, comme nombre de béninois, je l’apprécie et je l’aime beaucoup. S’il devait être porté candidat par les Démocrates, mon dilemme serait profond.

Comment choisir ? Comment se laisser enfermer dans un camp, quand l’un et l’autre renvoient à des visages familiers, à des souvenirs, à des affections sincères ? Voilà le piège de la politique béninoise contemporaine : elle ne laisse plus place à l’ambiguïté de l’amitié, à la richesse de la pluralité. Elle impose des camps, elle dresse des barrières. On voudra me demander, comme à tant d’autres : « De quel côté es-tu ? » Et l’on n’acceptera plus que je puisse rire avec l’ami de l’autre bord.

Cette obsession des camps est une mécanique bien huilée. Elle transforme chaque citoyen en agent de surveillance. Les regards se font soupçonneux, les mots deviennent des étiquettes, les silences des preuves. On ne me permettra plus d’être l’ami de l’ami, l’ami de l’adversaire. On voudra que je me définisse, que je m’assigne, que je me range. C’est ainsi que les nations perdent leur grandeur : non dans le fracas des guerres, mais dans l’érosion lente des liens quotidiens.

On oublie que bien avant la politique, il y avait des hommes. Et que longtemps après elle, il en restera encore. La vraie question n’est donc pas « Qui va gagner ? », mais bien « Qui restera ? » Qui restera, quand les tentes de campagne auront été pliées ? Qui restera, quand les slogans se seront éteints, que les cortèges auront déserté les boulevards, que les micros seront muets ? Qui restera, quand le temps, impitoyable, aura dépouillé les mains qui se croyaient fermes et sûres ?

La jarre commune, elle, restera. Mais percée, fissurée, parfois abandonnée. Elle continue de dilapider les efforts d’un labeur orgueilleux. Chacun y verse, mais l’eau s’échappe. Chacun se fatigue, mais rien ne demeure. Et tandis que l’on se querelle pour savoir qui doit porter la jarre, personne ne songe à la réparer. Voilà le drame de notre République : un pays où l’on confond prestige et service, apparence et travail de fond.

À cette fragilité collective s’ajoute un poison insidieux : la suspicion. Elle infiltre tout, elle déforme tout. Aujourd’hui par exemple il suffit que l’on sache que je suis très proche de  Fagbohoun avec qui, en plus de nous voir fréquemment, aucune journée ne passe sans que nous n’ayons échangé deux fois par téléphone, pour que certains m’évitent. Des personnes que je voyais chaque jour, qui me sollicitaient même, se sont soudain éclipsées. D’autres sont allées jusqu’à déconseiller aux gens de me fréquenter. Ces mêmes personnes qui, hier encore, s’empressaient de me chercher pour obtenir une rencontre, s’érigent désormais en gardiens d’une morale qu’elles n’appliquent pas à elles-mêmes. Des personnes ridicules, qui ramènent tout à leurs intérêts personnels.

C’est cela, la suspicion politique : elle dévore les amitiés, elle fait fuir les relations, elle isole. Elle transforme un pays en archipel de méfiances. Elle installe dans les cœurs une peur de la trahison permanente.

La présidentielle devient alors un grand théâtre. On applaudit, on hue, on distribue des rôles. Mais que reste-t-il du projet ? Où est l’ambition commune ? La République n’est pas un ring où deux boxeurs s’affrontent à coups de slogans. Elle est une maison que l’on doit bâtir ensemble, pierre après pierre. Or, à chaque élection, c’est comme si l’on reprenait la construction à zéro, après avoir démoli les murs de l’adversaire.

Ce cycle de destruction est épuisant. Il nous empêche de bâtir durablement. Il nous enferme dans des querelles de personnes, alors que les urgences sociales, économiques, éducatives, sanitaires, sont immenses.

Il est temps de penser une autre manière de faire campagne. Une manière où la victoire ne se construit pas sur les ruines, mais sur l’idée qu’au lendemain, il faudra gouverner ensemble. Où l’adversaire d’hier peut devenir l’allié de demain, sans que cela soit vécu comme une trahison.

Le Bénin a déjà montré sa capacité à inventer. La Conférence nationale de 1990 en est le plus bel exemple : un moment unique où des hommes et des femmes, venus d’horizons différents, ont accepté de s’asseoir ensemble pour sauver l’essentiel. Nous devons retrouver cet esprit.

Nos aînés ont su faire preuve de grandeur dans des moments critiques. Mathieu Kérékou, Nicéphore Soglo, Albert Tévoédjré, Bruno Amoussou, Adrien Houngbédji, et tant d’autres, malgré leurs divergences, ont su négocier, céder, transiger, pour que le pays avance. Aujourd’hui, leurs héritiers semblent avoir oublié cette leçon. Le compromis est devenu un gros mot, la main tendue un signe de faiblesse. Pourtant, l’histoire enseigne que ce sont les nations capables de se réconcilier qui survivent aux tempêtes.

Alors, que voulons-nous ? Une République de camps irréconciliables, où chaque amitié devient suspecte ? Ou une nation qui, malgré ses fissures, décide de réparer la jarre commune ? La présidentielle passera, les visages aussi, mais le Bénin restera. Et il restera tel que nous l’aurons façonné : divisé ou rassemblé.

Il est encore temps de choisir la deuxième voie. Celle de l’unité, de la fraternité réelle, celle qui ne se réduit pas à un mot. Celle qui n’est pas un slogan, mais une pratique quotidienne. Celle qui permet à Romuald WADAGNI et à Éric HOUNDETÉ, non de s’affronter comme des ennemis, mais de se respecter comme des adversaires responsables.

La jarre trouée réclame plus que des discours. Elle réclame des mains, toutes les mains. Elle réclame du courage, de l’honnêteté, une mémoire fidèle. Elle réclame, surtout, que nous comprenions enfin que le véritable vainqueur d’une élection ne peut être un camp seul : c’est la nation entière.

Jérôme BIBILARY

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