À l’heure où la CEDEAO célèbre son cinquantième anniversaire, les voix critiques se font entendre. Ce samedi 30 août 2025, à l’hôtel Azalaï de Cotonou, le mouvement Tournons la Page (TLP) Bénin a réuni intellectuels, universitaires, militants et acteurs de la société civile ouest-africaine autour d’un thème aussi incisif qu’actuel : « Soutenir les démocraties et ignorer les cris des peuples : quel bilan pour la CEDEAO ? » Alors que l’organisation régionale traverse une crise de légitimité face aux multiples tensions électorales et institutionnelles, les échanges ont révélé une exigence croissante : celle d’une CEDEAO au service des peuples, et non des seuls chefs d’État. Parmi les intervenants de marque figuraient Morgan Assogba, le professeur Victor Tokpanou et la politologue Joël Atayi Guèdègbé. La modération est assurée par Élias Béhanzin, coordinateur Tlp Bénin.
Le professeur Victor Tokpanou, dans une intervention lucide, a rappelé les origines peu démocratiques de la CEDEAO. Créée en 1975 par des régimes militaires, l’organisation n’a pas été pensée comme un outil d’émancipation des peuples. Résultat : « Elle ne peut imposer que ce que veulent les États », a-t-il souligné, pointant une incapacité chronique à prévenir ou sanctionner les dérives autoritaires internes : coups d’État, fraudes électorales, manipulations constitutionnelles.
Démocratie : pas seulement le peuple, mais la liberté
Dans un dialogue critique, Tokpanou a interpellé les participants sur une confusion fréquente : « Ce n’est pas l’invocation du peuple qui fait la démocratie. Toutes les dictatures se réclament du peuple. » Selon lui, le critère fondamental est la garantie des libertés fondamentales – d’expression, d’association, de pensée. Un système sans liberté ne saurait être qualifié de démocratique, même s’il se pare d’un vernis populaire.
Assogba : « Une intégration sans maturité citoyenne est vouée à l’échec »
Morgan Assogba, auteur de « Faire de la CEDEAO des peuples une réalité », a, lui, insisté sur les blocages liés à l’absence d’intégration politique effective. « Nos États refusent de céder leur souveraineté, et nos citoyens manquent d’engagement civique. », a-t-il déploré. Il a dénoncé l’abstention électorale massive et le désintérêt envers les institutions régionales comme signes d’une immaturité démocratique préoccupante. Pour lui, un changement durable viendra « du bas » : « Chaque peuple n’a que le leader qu’il mérite. »
David Dosset : Réformer la CEDEAO de fond en comble
À distance, depuis Lomé, le militant togolais David Dosset a fustigé un fonctionnement de la CEDEAO centré sur les chefs d’État, au détriment du Parlement régional, qualifié de simple chambre d’enregistrement. Il appelle à un changement structurel : élection directe des parlementaires régionaux, liberté réelle de circulation, actions citoyennes transfrontalières pour défier les abus aux frontières. « Sans pression populaire, rien ne changera », a-t-il martelé.
Un référendum régional ? Une idée audacieuse mais incertaine
Parmi les propositions phares, celle du professeur Tokpanou a retenu l’attention : organiser un référendum régional dans chaque pays pour redéfinir la mission de la CEDEAO. Morgan Assogba, tout en saluant l’idée, en relativise l’impact : « Comment un référendum changerait-il le comportement des dirigeants si, déjà, au niveau national, ils n’écoutent pas leur peuple ? » Pour lui, la fracture entre volonté citoyenne et réalité politique reste profonde.
Libre circulation : entre façade politique et verrou sécuritaire
Plusieurs participants, dont la citoyenne ivoirienne Solange Koné, ont partagé leurs expériences concrètes des frontières : contrôles illégaux, refus de reconnaître la carte d’identité comme document de voyage, suspicion envers les ressortissants de pays voisins. Joël Atayi Guèdègbé a dénoncé une « insécurité juridique totale », entre textes communautaires et pratiques policières. La promesse de libre circulation se heurte à l’obsession sécuritaire et à l’absence d’harmonisation concrète.
Quand les coups d’État deviennent des spectacles vides de sens
Guèdègbé a aussi pointé un paradoxe troublant : des putschistes qui prêtent serment sur des constitutions qu’ils ont eux-mêmes suspendues. « Où est la cohérence démocratique ? » a-t-il interrogé, dénonçant une banalisation des ruptures constitutionnelles et un vide symbolique profond. Derrière les slogans de souveraineté et de réforme, peu de propositions concrètes émergent des régimes militaires.
Vers une CEDEAO des peuples : horizon ou illusion?
Le constat est amer, mais partagé : sans transformation des systèmes politiques nationaux, la CEDEAO ne sera jamais l« espace démocratique et intégré que les citoyens appellent de leurs vœux. Le respect des droits, l’information du citoyen, la responsabilisation des leaders, la cohérence institutionnelle sont autant de chantiers encore ouverts.
« On ne construit pas la démocratie avec des slogans ou des décrets », a conclu un participant. Le chemin vers une CEDEAO des peuples reste semé d’obstacles, mais l’essentiel est peut-être là : le débat est lancé, les citoyens s’éveillent, et les lignes commencent à bouger.
Thomas AZANMASSO