Il n’y a pas de bonne loi électorale » disait François Mitterrand. Cette maxime illustre bien la complexité et les tensions inhérentes à tout système électoral. Nombreux sont ceux qui considèrent que, quel que soit le mode retenu, les grandes formations en sortent souvent surreprésentées, au détriment des plus modestes.

Parmi les modes de scrutin, le scrutin proportionnel est réputé pour son exigence technique. Son objectif initial était pourtant noble : garantir une représentation fidèle des différentes tendances de la société. Son inventeur, Victor Considérant, le défendait dès 1846 dans son ouvrage De la sincérité du gouvernement représentatif, comme le moyen d’obtenir une « élection véridique » qui reflète réellement la volonté populaire. Mais, en pratique, la proportionnelle se heurte souvent à un dilemme : comment éviter une fragmentation excessive de la représentation sans en trahir l’esprit ? Et paradoxalement, dans quelles mesures assurer une parfaite représentation de toutes les composantes de la société sans créer un émiettement des partis partis politiques et éviter un patchwork de forces politiques éparses et faibles à l’assemblée nationale ?

1.Pourquoi instaurer des seuils dans un scrutin proportionnel ?

Le principal attrait de la proportionnelle est qu’elle permet aux partis minoritaires d’obtenir des sièges là où le scrutin majoritaire les marginaliserait. Cela favorise le pluralisme, mais risque aussi de produire des parlements éclatés et bariolés, où siègent une myriade de micro-partis sans capacité de gouvernance stable. Il existe également des risques de “transhumance et de marchandage politique.” L’émiettement des partis politiques à l’assemblée nationale peut créer un risque d’instabilité politique et des blocages des actions de l’éxécutif qui peut être soumis à des marchandages et des chantages politiques. Ceci est pregnant dans les régimes parlementaires, mais peut également plomber certains régimes présidentiels, voire présidentialistes dans la prise de décisions majeures pour le développement du pays.

Pour limiter ce risque, de nombreux pays ont instauré des seuils électoraux : des pourcentages minimums à atteindre pour qu’un parti soit éligible à la répartition des sièges. Le Bénin n’y échappe pas.

Le Code électoral béninois de 2019 (article 146 ancien) prévoyait déjà un seuil national de 10%. Ainsi, seules les listes ayant obtenu au moins 10% des suffrages valablement exprimés sur l’ensemble du territoire étaient admises à la répartition des sièges. Ce seuil limite donc la présence à l’assemblée aux seuls partis ayant une envergure nationale et capable d’impacter au moins le dixième des citoyens en âge de voter, inscrits sur les listes électorales et s’étant déplacés le jour du vote pour accomplir leur devoir citoyen. Cette disposition claire etne souffrant pas d’ambiguïté a été reconduite partiellement dans le nouveau Code électoral de 2024, mais uniquement pour les partis constitués en coalition. On verra dans la suite du développement qu’il se pose un problème majeur d’inégalité autour de ce seuil, lorsqu’on fait une analyse croisée avec la question des pourcentages par circonscription.

Pour l’heure, analysons la question du quotient électoral, qui constitue un deuxième pallier subordonné à la nécessité du seuil électoral. Lorsqu’un parti arrive à franchir le seuil électoral, il est éligible à l’attribution des sièges selon le quotient électoral relatif à chaque criconscription. Mais comment détermine-t-on le quotient électoral ?

2.Le quotient électoral : fondement de la proportionnelle

Avant d’analyser le nouveau seuil de 20% par circonscription, rappelons que le scrutin proportionnel repose sur le quotient électoral, défini comme le rapport entre le nombre de suffrages valablement exprimés dans une circonscription et le nombre de sièges à pourvoir dans cette même circonscription. Seuls les bulletins valides sont pris en compte : sont exclus les bulletins blancs, nuls ou altérés.

Lors des législatives de 2023, par exemple :

Nombre d’inscrits : 6.600.572

Nombre de votants : 2.551.547

Suffrages valablement exprimés : 2.473.441

Avec un total de 109 sièges à pourvoir, les résultats étaient les suivants :

UP le Renouveau : 37,56 % des voix → 53 sièges

Bloc Républicain (BR) : 29,17 % → 28 sièges

Les Démocrates (LD) : 24,02 % → 28 sièges

Cet exemple nous permet d’avoir une idée de la force des principaux partis en République du Bénin, et nous indique comment trois principaux partis se sont arrogé 88,75% des suffrages exprimés, laissant à peine 11,25% en partage aux 4 partis restants. Cette représentation permet juste de situer l’envergure des partis, mais n’a aucune commune mesure avec le système de la proportionnelle dont l’attribution des sièges est subordonnée à une autre de voix sur la base du poids de chaque parti dans chacune des circonscriptions.

Si ce schéma nous permet d’avoir une idée de l’envergure des partis, il est important de noter qu’avant d’en arriver à ces résultats globaux de sièges, il a fallu passer par l’étape des calculs circonscription par circonscription. La proprotionnelle est une affaire de circonscription au Bénin. Il y en a 24 et le quotient électoral est différent selon le nombre de suffrages exprimés dans chaque circonscription. La répartition s’effectue donc strictement sur la base des résultats par circonscription, et il n’existe aucune disposition contraire. Les sièges sont attribués par circonscription et aucune circonscription n’empiète sur une autre dans le cadre de la répartitition des sièges. Le quotient électoral tient compte du nombre de sièges à attribuer dans chaque circonscription et du nombre de suffrages valablement exprimés.

Il permet de noter que le quotient électoral est un facteur important dans l’attribution des sièges, puisqu’il a scellé différemment le sort de chacun des trois partis en écartant certains qui n’ont pas atteint le seuil du quotient électoral et en favorisant d’autres qui ont pris de l’avance dans le pourcentage des suffranges exprimés.

C’est ainsi que le parti Les Démocrates, quoiqu’ayant réuni les 10% au plan national, n’a pas pu atteindre les 24.715 voix minimum du qotient électoral, l’autorisant à décrocher un siège au moins dans la circonscription donnée. Il ne bénéficiera d’aucun siège dans cette circonscription.

Le Parti UP-R s’en sort avec des bonus, puisqu’il bénéficie du double effet des grands partis. Selon notre Loi électorale, le parti qui a une large avance dans la circonscription, prend non seulement le siège réservé aux femmes, mais il bénéficie également de la règle de la plus forte moyenne pour l’attribution des sièges restants. Le parti se voit donc attribuer non seulement 1 siège au titre du quotient électoral (il obtient 39.033 voix alors que le Quotient électoral est de 24.715), mais également 1 siège relatif au quota réservé aux femmes, et enfin 1 siège destiné au parti ayant la plus forte moyenne, après attribution des sièges conformément à l’article 146 ancien.

Le parti Bloc Républicain se voit attibuer 1 seul siège parce qu’il a obtenu un nombre de suffrages supérieur au quotient électoral, mais assez suffisant pour obtenir la plus forte moyenne, et pas suffisant pour bénéficier du siège réservé aux femmes, puisqu’il a été devancé par le parti UP-R dans l’ensemble de la circonscription.

Le parti FCBE a réussi un score non négligeable de 12.674 voix. Mais tous les suffrages de ce parti dans la totalité des 24 circonscriptions seront invalides puisque le parti n’a pas pu atteindre le score national de 10%, indispensable pour être éligible à l’attribution des sièges. Il s’agit d’un seuil national.

On perçoit clairement qu’en dehors du tamis et du filtrage opéré par le seuil national qui a déterminé seulement trois partis pour l’attribution des sièges au plan national, un second tamis permet au plan de la circonscription de filtrer les attributions de sièges réservées à telle ou telle circonscription. Dans le Code électoral de 2024, le législateur fait introduire un autre filtrage ou seuil dont la formulation prête beaucoup plus à la confusion en ce sens que l’article de loi entraîne une confusion entre seuil national, seuil par circonscription et obligation de cumul de seuils dans toutes les circonscriptions.

3.Le seuil de 20% par circonscription : un renforcement du seuil électoral introduit dans le Code électoral de 2024.

Le nouveau Code électoral, à travers son article 146 nouveau, introduit une barrière supplémentaire : seules les listes ayant obtenu au moins 20% des suffrages valablement exprimés dans chacune des circonscriptions électorales peuvent prétendre à une attribution de sièges. Dans sa formulation et dans son libellé, cet alinéa de l’article 146 pourrait avoir un double sens à première vue. Mais une analyse minutieuse de la formulation et des règles d’usage dans la repartition des sièges dans une proportionnelle enlève tout doute quant à la compréhension de cet alinéa. Cette disposition appelle cependant plusieurs observations juridiques :

a.Une règle circonscriptionnelle, non nationale.

Contrairement au seuil de 10%, qui s’appliquait au niveau national, le seuil de 20% ne concerne que chaque circonscription prise séparément. L’article 146 nouveau du Code électoral de 2024 ne parle pas de cumul ou de moyenne nationale. Il précise clairement dans sa formulation : « dans chacune des circonscriptions ». Pour mieux cerner l’apparition du seuil des 20%, il est important de comprendre ce qui suit :

Le seuil de 10% au plan national ne concerne que les partis qui se sont mis d’accord pour aller aux élections dans une coalition parlementaire et ceci avant le début du scrutin. Cette donnée est fondamentale. Dans la méthode d’attribution des sièges, l’organe d’attribution des sièges ne calculera le pourcentage national des 10% qu’aux seuls partis qui sont dans une coalition parlementaire. Seuls ces partis ont l’obligation d’atteindre les 10% de suffrages au plan national.

Les autres partis qui partent aux élections en étant sans alliances ou sans coalition parlementaire, seront soumis à un autre seuil qui n’est plus national, mais plutôt par circonscription. C’est ce qui fait débat et qui semble avoir été une formule dont le législateur lui-même n’a pas maîtrisé la formulation.

La véritable nouveauté du Code électoral de 2024 réside dans l’instauration d’un seuil de 20% par circonscription, applicable à toutes les listes :

« Seules sont éligibles à l’attribution des sièges les listes ayant recueilli au moins 20 % des suffrages valablement exprimés dans chacune des circonscriptions électorales législatives. » (Art. 146 nouveau, al. 1er)

Cette formulation a suscité des débats et des interprétations divergentes. Certains y voient une exigence cumulative — à savoir, qu’un parti devrait franchir le seuil des 20 % dans l’ensemble des 24 circonscriptions. Une telle lecture serait toutefois juridiquement infondée. Certains trouvent l’article polémique, mais il suffit de se faire une idée de ce qu’il ne dit pas. Cet article ne dit pas qu’il faut 20% dans toutes les circonscriptions avant d’avoir des sièges à l’assemblée nationale. Il instaure une barrière au niveau de la circonscription. De façon technique, on dira que la Loi électorale a créé un seuil ou un quotient automatique nécessaire et préalable à atteindre avant toute opération de partage des sièges. En déplaçant le seuil de 10% au plan national à 20% au plan de chaque circonscription, le législateur béninois a voulu créer un nouveau seuil national par écrémage dans chacune des circonscriptions, mais il n’a jamais voulu dire que l’atteinte des 20% est obligatoire dans toutes les circonscriptions avant qu’un parti ne soit éligible à l’attribution des sièges dans chacune des circonscriptions. La formulation utilisée fait descendre le seuil des 20% d’un niveau national vers un niveau par circonscription. De fait, les partis qui ne sont pas en alliance ne sont plus du tout soumis à un seuil national, mais plutôt à un doublement du pourcentage au sein de la circonscription d’attribution. Cela est d’autant plus raisonnable que l’attribution des sièges diffère d’une circonscription à une autre, à cause des quotients électoraux.

Le législateur a voulu limiter le nombre de partis auxquels il attribuera les sièges. Avec un tel seuil, il sera difficile d’avoir plus de 5 partis représentés dans la circonscription en question.

Exemple :

Si une liste du IROKO obtient 28% dans la 1ère circonscription (Kandi–Malanville–Karimama), elle pourrait y obtenir des sièges. Mais si elle n’obtient que 14% dans la 15e (Cotonou 1 à 6 arrondissement), elle n’aura aucun siège dans cette dernière, même si son score national dépasse 20%. Il n’est donc pas nécessaire d’obtenir 20% dans toutes circonscriptions avant d’avoir droit à des sièges à l’assemblée nationale.

b.Objectif politique du seuil

L’objectif du législateur est de limiter l’accès aux sièges aux seules listes bénéficiant d’une assise électorale réelle dans les territoires. Ce seuil vise à empêcher la représentation parlementaire de formations n’ayant qu’un soutien diffus ou marginal. En pratique, il devient difficile pour plus de cinq partis politiques de franchir cette barre dans une même circonscription.

La proportionnelle repose sur des listes établies par circonscription, des résultats traités circonscription par circonscription, et des sièges attribués de manière locale. Par conséquent, il serait incohérent d’exiger un seuil cumulé sur toutes les circonscriptions.

4.Le débat : une mauvaise lecture du texte ?

Depuis l’adoption de la loi n°2024-13 du 15 mars 2024 portant Code électoral, certaines interprétations ont émergé, affirmant que les 20% doivent être atteints dans toutes les circonscriptions pour qu’un parti obtienne le moindre siège.

Cette interprétation est manifestement erronée. L’article 146 nouveau utilise le singulier : « dans chacune des circonscriptions ». Il n’impose pas une condition cumulée sur les 24 circonscriptions, ce qui aurait d’ailleurs été inadapté à un système proportionnel, fondé sur des listes locales et des répartitions par circonscription.

En droit, cette formulation n’est ni ambiguë ni sujette à une interprétation cumulative. Elle signifie que chaque circonscription fonctionne comme une arène électorale autonome. Un parti peut donc obtenir des sièges là où il franchit la barre des 20%, et aucun siège là où il ne la franchit pas. Ce raisonnement est conforme au principe même du scrutin proportionnel par circonscription.

5.L’exception des coalitions : retour du seuil de 10%

Le second alinéa de l’article 146 nouveau prévoit une possibilité pour les partis en coalition parlementaire : s’ils ont conclu un accord enregistré auprès de la CENA avant le scrutin, et qu’ils atteignent chacun 10% au plan national, alors leurs suffrages peuvent être mutualisés pour atteindre les 20% exigés dans chaque circonscription.

En procédant à une comparaison du comportement des partis dans la 1e et la 5è circonscription électorale lors du scrutin de 2023. On remarquera que le parti les Démocrates avec 16% dans la 1ère circonscription n’aura plus aucun député au plan national pour les scrutins à venir si une application erronée de l’article 146 nouveau était faite pour l’attribution des sièges. De la même façon, mutatis mutandis, le parti Bloc Républicain avec 14% des voix au niveau de la 15è circonscription ne sera pas éligible à l’attribution des sièges, “sauf si chacun de ces partis énumérés ci haut, recouraient à des accords de coalition parlementaire et obtenaient 10% des suffrages exprimés au plan national.

 Cette disposition encourage les alliances préélectorales. Elle ne fixe pas de nombre maximal de partis dans une coalition. Elle laisse cependant en suspens des questions sur la gestion post-électorale des députés élus sous une coalition : pourront-ils se désolidariser du groupe ? La loi ne le précise pas.

Conclusion : Une proportionnelle filtrée par des garde-fous

En instaurant un double mécanisme – un seuil de 20% par circonscription pour les partis seuls, et un seuil de 10% national pour les coalitions –, le législateur béninois a voulu rationaliser la représentativité parlementaire sans renoncer aux fondements du scrutin proportionnel.

Cette démarche, bien que critiquée par certains, repose sur une lecture cohérente du droit électoral. Elle appelle toutefois à une vigilance particulière dans son application, notamment par la CENA et la Cour constitutionnelle, pour éviter les interprétations abusives ou restrictives. Au besoin, il appartient à la Cour Constitutionnelle d’arbitrer après coup ou à la CENA de devoir interroger la Cour Constitutionnelle sur l’interprètation qu’elle privilégie. Mais en tout état de cause, aucune autre interprètation ne saurait imposer un double seuil de 10% au plan national pour les partis en coalition et un seuil de 20% pour la totalité des circonscriptions électorales cumulativement avant toute attribution des sièges.

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