Dans un foyer béninois « bien tenu », une femme est outrée de découvrir que son enfant commence à prononcer quelques syllabes en langue nationale, “à cause” de sa proximité avec la nounou, l’intruse qui venait d’intégrer la maison. Catastrophe. La simple domestique est accusée de ne pas avoir eu la décence de contenir sa langue maternelle. Aux yeux de la mère, c’est le signe évident que son enfant glisse doucement vers la déchéance.
De plus en plus, une large opinion publique estime que parler gungbé, fongbé, mina ou dendi, c’est pour les gens du village. Les autres, les « éveillés », les « brillants », parlent français ou anglais. Là serait la modernité, la réussite. Le salut. Moi-même, j’ai subi la pression de parents et de proches pour habituer mes enfants à parler français dès la maison, dès le jeune âge. « Vous êtes tous deux des intellectuels et vous parlez fongbé à vos enfants ? Ce n’est pas bien », m’a plusieurs fois répété ma belle-mère. Mais alors, si toute langue est richesse — et si, comme l’a si bien dit l’un des nôtres, le français est le « butin » de la colonisation qui nous permet de dialoguer d’Abomey à Paris — depuis quand nos propres langues sont-elles devenues indésirables ? Qui a décidé qu’elles ne méritaient plus d’être transmises ? Qu’elles seraient désormais l’ombre honteuse de notre identité ?
Connaissez-vous un Béninois que le fait de parler sa langue maternelle aurait abruti ? Un Africain devenu fou ou malade pour avoir trop bien parlé la langue de ses ancêtres ?
À certaines occasions, devant les femmes de Dantokpa ou lors de sa tournée dans les communes, le chef de l’État, Patrice Talon, s’est adressé à son auditoire dans un fongbé d’une justesse rare, émaillé de proverbes qui frappent comme des tambours. On l’écoute, on le comprend, on le sent vrai. Voilà un homme qu’une langue nationale n’a pas freiné. Elle lui a plutôt servi d’enracinement, de lien direct avec la terre et avec les siens.
La mort des langues…
La disparition des langues maternelles est un phénomène généralisé. L’Unesco, qui anime un ”Atlas des langues en danger dans le monde”, indique que près de 600 langues ont disparu au cours du siècle dernier. « Si les tendances actuelles se poursuivent, jusqu’à 90 % des langues du monde pourraient s’éteindre d’ici la fin du siècle », alerte l’institution spécialisée de l’ONU. Les langues nationales constituent nos richesses premières. Leur disparition représenterait une perte irréversible de la diversité humaine. Elles sont nos mémoires premières, notre mémoire collective, d’où s’exhalent savoirs, identité, traditions et valeurs culturelles uniques dont nous nous parons pour le rendez-vous universel du donner et du recevoir, du montrer et du voir. Alors d’où vient que tant de foyers béninois se complaisent aujourd’hui dans cette castration linguistique ? Pourquoi cette honte rampante d’être soi, de dire le monde avec ses propres mots ? Dans un pays où l’alphabétisation peine à progresser selon les attentes et malgré les initiatives, il est temps de faire preuve de courage. L’État ne peut plus reculer. Il lui faut poser un acte fort. Les messages politiques pâles délivrés à chaque Journée internationale des langues maternelles ne suffisent plus. Des béninois ont innové dans la promotion des langues béninoises : clavier, thèses ou mémoires sur leur syntaxe. Il faut que l’État accompagne par une décision forte.
Instaurer un certificat d’aptitude en langue nationale pour tout concours, toute nomination, tout recrutement : voilà un geste symbolique et politique. Voilà un acte de justice. Il n’est plus admissible que des Béninois, au cœur même de leur pays, soient incapables de s’adresser à leurs parents, leurs aînés, leurs semblables, sans l’aide d’un interprète.
L’instauration d’un certificat d’aptitude en langue nationale aurait un effet à la fois dissuasif et pédagogique. Elle enverrait un signal fort : désormais, la République reconnaît officiellement la maîtrise d’une langue nationale comme une compétence, une richesse, une plus-value citoyenne. Ce geste politique marquerait la fin de l’indifférence et du mépris institutionnalisé envers nos langues. Il inciterait les parents, les éducateurs, les décideurs à reconsidérer leur posture : ce qu’ils jugeaient naguère inutile, voire honteux, devient un critère de mérite et de distinction. Ce serait une manière concrète de redonner à nos langues leur dignité perdue — et d’ancrer l’idée qu’on ne peut plus impunément les reléguer à l’arrière-cour de la société.
La langue de l’autre, aussi privilégiée et puissante soit-elle, ne doit jamais détrôner la nôtre. Une langue est plus qu’un outil. Elle est mémoire, médecine, vision du monde, poésie, prière, colère, rire chaleureux. Une langue maternelle est une âme. La langue, c’est mourir un peu.
Sêmèvo Bonaventure AGBON