Le Bénin et le Niger ont ouvert le chapitre d’une nouvelle tension politique dans une sous-région ouest-africaine où la coopération régionale semble être en crise. En effet, malgré la levée des sanctions contre les Etats du Sahel et la Guinée et le renouvellement d’une offre de dialogue par la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), les autorités nigériennes issues du putsch du 26 juillet 2023 s’opposent à la réouverture des frontières avec le Bénin.
Leur motif : le Bénin abriterait les bases militaires de puissances étrangères destinées à entrainer des terroristes dans le but de déstabiliser le Niger. En réponse à cette situation qui perdure, le gouvernement du Bénin a tenté le 06 mai 2024, une mesure de rétorsion en annonçant son intention de ne pas autoriser le premier chargement du pétrole brut du Niger en violation de l’accord entre les trois parties (Le Niger, le Bénin et la China National Pretroleum Corporation).
Cette nouvelle tension entre les deux pays présage le spectre d’une crise politico-diplomatique de longue durée prévisible même si elle parait inévitable. Certes, le débat actuel est focalisé sur la non réouverture de la frontière par la partie nigérienne. Mais, l’enjeu pour le Benin est de cerner la posture des autorités nigériennes au-delà de ce fait afin d’anticiper les développements éventuels de la situation et d’y apporter des réponses réalistes au regard des intérêts géostratégiques et économiques du Benin. Pour aller à l’essentiel, l’objectif de cette réflexion est de replacer la crise entre les deux pays dans une problématique globale dont l’analyse servira à dégager quelques éléments de compréhension.
Premièrement, c’est devenu presque un fait banal mais une donnée tangible que les putschistes du sahel ont besoin d’un Etat ennemi qu’ils ont toujours pris le soin de choisir eux-mêmes. Il s’agit d’une tactique de légitimation dont la manœuvre principale consiste à désigner un ennemi géographiquement proche, par lequel passerait une puissance étrangère hostile pour déstabiliser le régime qui est confondu à l’Etat. La fabrique de ce narratif reste et demeure l’ADN des transitions militaires en cours dans le Sahel. Inventée par le régime putschiste malien, cette technique s’est révélée salvatrice dans la lutte pour la prise de pouvoir par le Capitaine Traoré du Burkina.
Sa reprise en chœur depuis le 26 juillet 2023 par la junte nigérienne dès son avènement n’était-elle pas un signal qui indiquait à ‘’qui de droit’’ la trajectoire des nouveaux maitres de Niamey ? De plus, à l’instar du Mali et du Burkina, le narratif de l’ennemi est soutenu par une rhétorique souverainiste sur fond de panafricanisme populiste et tapageur. Cette orientation assumée par le Général Tchiani devrait être comprise comme une manœuvre de contrôle du pouvoir qui consisterait à marcher dans les pas des régimes militaires malien et burkinabè.
Rappelons-le, les deux juntes sus-citées n’ont pas eu de ‘’décence’’ pour désigner la Côte d’Ivoire et le régime du Président Ouattara comme ennemi de leur peuple respectif. L’affaire des 49 soldats ivoiriens arrêtés au Mali est à elle seule un cas d’école. A bien des égards et dans le même élan que ses alliés du Mali et du Burkina, la junte nigérienne a besoin de son ennemi stratégique.
La fabrique du récit d’ennemi est un exercice qui compte dans les manœuvres pour mobiliser les soutiens internes du régime et dans une certaine mesure pour garder le pouvoir. C’est une évidence que la classe politique béninoise doit comprendre, gouvernement du Bénin en premier, tout en évitant d’être perçu par les Béninois comme un ennemi du Niger pour de vrai.
Deuxièmement, sur la scène internationale les Etats affichent de plus en plus le besoin de se soustraire à leurs engagements internationaux qu’ils jugent, bon gré mal gré, contraignants ou hostiles à leurs intérêts stratégiques et leur liberté d’action. La Cedeao est aussi atteinte par cette crise que connait le multilatéralisme mondial. Cadre régional consensuel de coopération dont les succès sont reconnus et célébrés, la Cedeao est depuis peu affectée par une crise de légitimité. Elle est contestée par les transitions militaires en cours dans certains Etats membres fondateurs notamment le Mali, le Burkina et le Niger, qui ont annoncé leur retrait de l’organisation régionale.
Dans cet espace communautaire culturellement intégré, des Etats qui, jadis, coexistaient pacifiquement, avec des peuples aux relations séculaires, se retrouvent subitement à s’accuser d’actes de déstabilisation. Dans le cas de la crise démocratique en cours dans le sahel, on assiste à l’impuissance de la Cedeao à faire respecter son droit communautaire. Malgré la levée des sanctions en février, les autorités militaires au pouvoir à Bamako, Ouagadougou et Niamey n’ont montré aucune perspective d’apaisement et de coopération. L’activation de l’article 91 du traité révisé de l’organisation (disposition qui organise le retrait d’un Etat de la Cedeao) par les trois Etats sonne comme une désintégration de la coopération régionale, ce qui est contraire aux objectifs et ambitions des pères fondateurs, défendus depuis lors par l’ensemble des Etats de la sous-région.
Au fond, ces faits illustrent à suffisance une forme d’impasse dans laquelle semble se trouver la diplomatie dans la sous-région. Il faut revenir sur le fait que l’Algérie, un pays hors espace Cedeao, qui avait porté une offre réaliste de médiation entre le Conseil National pour la Sauvegarde de la Patrie (CNSP) et la Cedeao avait fait les frais d’une brouille incompréhensible avec la junte nigérienne en octobre 2023. Il en est de même pour les Etats-Unis d’Amérique dont la prudence et la posture n’ont pas suffi pour convaincre la diplomatie du CNSP en dépit du soutien américain au Niger dans un contexte sécuritaire complexe (le Niger est le plus grand bénéficiaire de l’aide américaine en Afrique subsaharienne). La difficulté est que le CNSP semble avoir fait l’option de n’entretenir de relations diplomatiques paisibles qu’avec les régimes favorables à son narratif, sa rhétorique, ses ambitions et ses objectifs.
En bref, faire un coup d’Etat est déjà un grand saut dans l’inconnu. Se retirer de la Cedeao malgré sa batterie de projets en cours au Niger en est de même. Si se brouiller avec l’Algérie et perdre l’aide américaine n’ont pu effrayer le CNSP, ce n’est pas garder la frontière fermée avec le Bénin qui le ferait trembler. Et ce, malgré la souffrance des nigériens. Mais, jusqu’à quand ?
Troisièmement, la crise nigérienne est symptomatique de la fragilité interne des sociétés démocratiques africaines. Que le sahel et dans une certaine mesure l’espace communautaire Cedeao soient devenus un champ de résonnance des idées qui pourfendent la démocratie au profit des autocraties militaires est une chose. En revanche, que des forces vives démocratiques soient devenues des observateurs placides de la situation semble être la vraie crise. Car, s’il est vrai que la démocratie est en crise partout, il est tout aussi vrai que c’est de la responsabilité des démocrates et républicains de neutraliser les ‘’forces négatives anti-démocratiques’’ pour emprunter l’expression d’Emmanuel Todd.
Au niveau national, les forces politiques de l’opposition qui ont adoubé ou accueilli favorablement des putschs contre leurs adversaires politiques au pouvoir n’ont enregistré que d’éphémère gloire. Les divergences sont nécessaires pour la vitalité d’une démocratie. Cependant, certains sujets, au regard de leur complexité et des enjeux géopolitiques qu’ils portent, exigent des acteurs politiques nationaux une posture qui met en veilleuse les clivages politiques ainsi que les calculs et querelles politiciens. Toutes les questions qui concernent la vie de l’Etat ne sont pas des questions politiques et toutes les questions politiques ne sont pas des questions partisanes. Ailleurs, c’est autour de ce principe que les responsables et leaders politiques construisent des positions nationales sur certaines questions internationales ou sur des enjeux géopolitiques ou géostratégiques vitaux de leur pays. Dans ce sens, les virulentes critiques et contestations dirigées par une partie de la classe politique, notamment l’opposition politique contre le gouvernement du Bénin au sujet de la crise nigérienne ne sont d’aucune utilité au regard des enjeux. De toute façon, le projet des putschistes du sahel c’est de renverser l’ordre démocratique dans l’espace communautaire Cedeao et de le remplacer par des autocraties militaires. Aujourd’hui, les forces politiques malienne, burkinabé et nigérienne paient un lourd tribut pour leur complaisance et inconséquence à l’égard des autorités militaires. Une démocratie imparfaite reste une démocratie. En revanche, une autocratie militaire n’est point une démocratie.
En résumé, voir le chef de l’Etat béninois en difficulté dans l’opinion publique nationale pourrait servir les postures et calculs politiciens de ses opposants politiques. Au-delà, il faut aussi avoir à l’esprit qu’un régime de putschistes avec l’ambition d’instaurer une autocratie militaire n’a aucun intérêt à s’entendre avec un gouvernement démocratique. La démocratie et tous ceux qui défendent les principes démocratiques constituent pour eux et leur projet, des menaces si ce ne sont des ennemis.
Quatrièmement, et enfin, l’accroissement du marché de la violence dans l’espace communautaire Cedeao, la crise de la représentativité aux niveaux national et régional, les inégalités sociales, environnementales et économiques sont des défis dont la complexité éprouve les démocraties. Dans un tel contexte régional brouillé, surgit un regain d’autocratisme qui prône la négation de la démocratie en Afrique. Pour les partisans de cette thèse, la Russie de Poutine incarnerait ce modèle alternatif à la démocratie. Au surplus, ce nouveau modèle porterait une hypothétique promesse de recouvrement de notre souveraineté. Et pourtant, le péché de l’Ukraine qui a déclenché l’invasion de la Russie de Poutine, parrain du nouveau modèle en question, serait de vouloir décider de son destin politique et choisir librement ses partenaires internationaux.
Dans tous les cas, la promotion d’autocratie militaire est une menace pour le pluralisme politique, les libertés, l’état de droit et les droits humains. Le Mali, le Burkina et le Niger ont perdu leurs démocraties imparfaites au profit de régimes militaires liberticides. Si leur retrait de la Cedeao devient effectif le 31 janvier 2025, les démocraties de la sous-région doivent se préparer à des relations bilatérales complexes et tendues avec ces derniers. C’est un sujet qui mérite d’être au cœur des élections générales de 2026 au Bénin. Quelle politique mettre en place dans nos communes frontalières avec les Etats du sahel à partir de 2026 ? Quel leadership il nous faudra au sommet de l’Etat pour négocier ce contexte de turbulences politiques et géopolitiques que traverse notre sous-région ?
Pour conclure, la fermeture de la frontière entre le Bénin et le Niger est le symptôme d’une crise géopolitique profonde et complexe. Les Etats sont de plus en plus disposés à se faire concurrence qu’à coopérer. Avec le retour d’une forme de guerre froide entre puissances étrangères sur le continent africain, les cadres traditionnels de coopération et les moyens diplomatiques classiques sont plombés. A cela, il faut ajouter la guerre de l’information, les manipulations via les réseaux sociaux et le regain du populisme qui font que les mensonges bien construits prennent force et autorité sur les vérités mal formulées. Le ‘’monde’’ a changé dans la sous-région ouest-africaine. Tant que le Bénin restera attaché aux principes de la démocratie et aux règles de la Cedeao, il lui sera difficile de construire des relations apaisées avec le Niger du Général Tchiani.
Djidénou Steve KPOTON
Juriste – Internationaliste.