Les serveuses de bars au Bénin notamment à Cotonou et environs, exercent dans une situation de vulnérabilité, de précarité. Recrutées en provenance majoritairement du Togo et du Nigéria par l’intermédiaire de personnes interposées appelées “démarcheurs“ et sur fond de tromperie, elles sont victimes de la traite des personnes au Bénin. Elles se retrouvent victimes d’une exploitation économique et sexuelle en exerçant dans les débits de boissons. Et ceci, dans une indifférence ! Le troisième et dernier épisode du Dossier spécial sur les serveuses de bars au Bénin vous fait découvrir combien elles subissent en silence !
La responsabilité des démarcheurs préoccupe. Alors que leur rôle est souvent minoré, les démarcheurs sont pourtant co-responsables de la situation des serveuses de bar au Bénin. Selon les témoignages de plusieurs serveuses de bar que nous avons rencontrées, et bien qu’ils soient informés des conditions de travail, les démarcheurs ne disent, au départ, presque jamais la vérité aux serveuses. Il ressort de nos investigations, que ceux-ci font miroiter de bonnes conditions de travail aux serveuses. Et ce, pour se garantir une commission de 10 000Fcfa auprès du promoteur du bar.
Déborah en veut toujours à son démarcheur qu’elle accuse d’être responsable de ce qu’elle vit :“Ils savent qu’une fois que tu quittes Lomé (Togo) ou ton village, tu es obligée de travailler pour rentrer chez toi si cela est ta seule issue de sortie. Quand j’ai rencontré mon démarcheur par le biais d’une amie, il m’a dit que j’allais être logée dans une maison équipée et que j’allais percevoir entre 60 et 70 mille avec des primes qui pourraient s’ajouter. Il m’a même dit que le bar ferme ses portes à minuit. En réalité, je suis logée dans une entrée couchée où je dors avec quatre autres serveuses. Je n’ai jamais perçu 30 000FCFA. Ce sont des personnes malhonnêtes, ces démarcheurs“.
Si les démarcheurs disparaissent, en général, après avoir placé la serveuse dans un bar, d’autres continuent de tirer les ficelles dans l’ombre. Et dans ce cas, ce sont les promoteurs de bar qui se disent abusés. “Je n’aime plus avoir à faire aux démarcheurs, ce sont des bandits témoigne Nina Rafath, promotrice du bar “Le Refuge des intimes“. Pour une serveuse, ils te demandent une commission de 10 000FCFA ainsi que les frais de transport de la fille. Quelques jours après, tu te rends compte que le démarcheur commence par contacter la serveuse à nouveau et quand tu vois le démarcheur débarquer sur les lieux, sache que d’ici le soir, tu ne verras plus la serveuse. Il va la placer auprès d’un autre promoteur de bar et prendre de nouvelles commissions“. Nina Rafath préfére désormais démarcher elle-même, les jeunes femmes.
“Si une serveuse arrive à faire trois mois dans votre bar, c’est un cas exceptionnel… Ce sont les démarcheurs qui vous les proposent et ils passent encore derrière pour les transférer ailleurs et négocier une nouvelle commission“ assure également Agohessou Noël, promoteur de bar. Le recrutement des serveuses ne répond à une aucune règle rigoureuse étant donné qu’elles viennent généralement du Togo et du Nigéria. Le recrutement n’est pas organisé puisqu’elles ne sont pas stables“
Selon Moubarak Yérima, autre promoteur de bar, il n’est pas rare de payer une commission à un démarcheur ainsi que le transport de la serveuse et puis celui-ci disparaît sans amener la serveuse comme promis.
La plupart des démarcheurs que nous avons contactés ont nié au départ être dans ce business. Après plusieurs échanges téléphoniques, deux d’entre eux finissent par accepter de nous rencontrer mais ils ne se rendront jamais disponibles et ne répondront pas à nos questions.
Selon Mathieur Kakpo du RAO, les démarcheurs se rassemblent dans des groupements informels mais ils font tout pour ne pas donner de preuve de leur existence.Certains démarcheurs prélèvent même des pourcentages sur les revenus mensuels des filles.
Quelles voies de recours ?
Difficile de trouver les traces d’une décision de justice rendue à la suite d’une plainte de serveuses de bar. Et si ces décisions existent, elles sont soit en nombre insignifiant et pas perçues du tout par l’opinion publique. En cause, le poids du silence qui règne dans le milieu des bars : la peur ou l’ignorance des serveuses en matière de recours, constituent un handicap à l’application des dispositions légales en leur faveur.
Au Centre de promotion sociale d’Akpakpa 2 comme à celui de Xwlacodji (département du Littoral) ou de Suru-Léré, pas de traces de dépôt de plaintes de la part de serveuses de bar . Si quelques-unes se rendent dans les commissariats de police dont la Brigade des mœurs, on constate que très peu de serveuses osent se plaindre ou intenter une action en justice, car elles sont le plus souvent intimidées ou menacées.
Me Josette Attade Tokpanou, Chef Pôle des affaires juridiques à l’Institut national de la femme (INF) confie néanmoins que de plus en plus de serveuses bars se rapprochent de l’Institut pour se plaindre de leur situation. Elle affirme également que des actions en justice ont été entreprises par l’INF sur la base des plaintes des serveuses de bar.
De son côté, Eric Orion Biao, coordonnateur à l’éducation aux droits humains à Amnesty international Bénin estime que 90% des serveuses rencontrées lors d’une enquête ont déclaré ignorer l’existence de mécanismes de protection. Quant à celles, très rares, qui ont témoigné avoir fait des démarches vers des structures de protection, souvent, elles n’ont pas été prises au sérieux : “ De l’avis des travailleurs de ces structures de protection, elles sont globalement responsables de ce qui leur arrive. Les serveuses, se retrouvent livrées à elles-mêmes“ déplore Eric Orion Biao.
Directeur des normes et de la statistique du travail au Ministère du travail et de la Fonction publique, Raymond Zounmatoun estime que les serveuses de bars constituent une catégorie particulière de travailleurs vulnérables parce qu ‘ évoluant dans le secteur informel, un secteur de grande précarité. Il reconnaît également les conditions rudes de travail imposées par les promoteurs de bars, les obligeant à travailler comme des “forçats“ avec à la clé, une rémunération dérisoire nettement en dessous du Smig béninois, sans compter les retenues: “le salaire ne représente plus rien et parfois, certaines serveuses se retrouvent même avec une dette à l’égard de l’employeur “ assure Raymond Zounmatoun.
Si “du point de vue du droit, les serveuses ne devraient pas être différentes des autres travailleurs, la législation n’est pas très bien appliquée à leur égard“ admet le directeur du Ministère du travail qui déplore un manque de protection sociale pour celles-ci. « Elles sont exposées à des risques sociaux, violences physiques et psychologiques, elles sont à la merci des clients ou de l’employeur , nous sommes bien conscients de çà“ dit le cadre du Ministère qui évoque quelques initiatives prises pour inverser la tendance. Outre la mise en place de la Brigade des mœurs, il fait état d’actions de sensibilisation des acteurs, promoteurs de bars et serveuses. Une campagne qui aurait permis de découvrir plusieurs filles mineures employées comme serveuses dans les débits de boissons. Notons, par ailleurs, qu’à ce jour, aucune étude spécifique n’a été menée sur cette cible par les autorités béninoises. “Nous n’avons pas de données concrètes“ a-t-il reconnu.
« Il faut que les victimes dénoncent »
Les rares serveuses qui ont pu saisir l’Inspection du travail ont été encouragées à formuler des plaintes transmises aux juridictions. “Nous avons aujourd’hui une législation très rigoureuse pour ces situations de harcèlement sexuel et autres violences en milieu du travail. Les juges ont des outils pour décourager. La loi et les mécanismes organisent bien la protection des serveuses. Il faut que les victimes dénoncent. Parfois, il y en a qui abandonnent car elles subissent des pressions y compris de la part de leur propre famille, ce qui rend difficile la mise en œuvre des mesures règlementaires au profit des cibles“ constate le Directeur des normes et de la statistique du travail qui déplore, par ailleurs, un défaut de communication autour des décisions de justice rendues à cet effet. Décisions qui pourraient avoir un effet dissuasif et contribuer à améliorer la situation des serveuses de bar.
Avec le processus de ratification, actuellement en cours au Bénin, de la convention 189 de l’OIT sur le travail domestique, Raymond Zounmatoun voit une lueur d’espoir quant au renforcement du cadre juridique protégeant cette catégorie de travailleuses. Par ailleurs, il admet que la ratification depuis 2018 de la convention des Nations unies sur les travailleurs migrants reste une avancée majeure.
Saisie par correspondance, la Direction générale de la police républicaine nous a orienté vers son unité spécialisée, la Brigade des mœurs. Le commissaire de la Brigade des mœurs, Séraphin Lossikinde nous a fait savoir que des plaintes des serveuses de bars y sont enregistrées même si la brigade n’est pas assez connue du public. Selon ce commissaire de police, la plupart des actions de sensibilisation et missions de contrôle des débits de boissons ont permis de retirer plusieurs mineures des bars. Faisant le point d’une récente tournée d’inspection dans cinq départements, il a confié que 18 mineures ont été retirées des bars dans le Zou, une douzaine dans l’Atacora, une quinzaine dans la Donga, 38 dans le Borgou et une vingtaine dans l’Alibori. Ceci, démontre à l’évidence que des filles mineures continuent d’être employées dans les bars.
Le commissaire de police Séraphin Lossikinde pointe du doigt la situation de grande vulnérabilité de ces très jeunes filles, les obligeant à se plier aux conditions imposées par les promoteurs de bars. Il n’a pas manqué d’encourager les victimes à se rapprocher de la brigade des mœurs pour se plaindre afin que justice leur soit rendue conformément à la législation en vigueur en République du Bénin. Il plaide, par ailleurs, pour que des moyens, notamment roulants, soient mis à la disposition de cette unité spécialisée de la police dans l’optique de renforcer son aspect opérationnel.
Lutte contre la traite des personnes au Bénin : ça tangue encore…
Le Bénin est classé parmi les pays dont les gouvernements ne se conforment pas entièrement à toutes les normes minimales pour l’élimination de la traite des personnes, mais font des efforts importants pour se mettre en conformité avec ces normes (niveau 2 selon le rapport du Bureau du département d’État américain chargé de surveiller et de combattre la traite des personnes sur la traite des personnes, ou encore en anglais TIP Report). Le pays stagne dans cette catégorie de pays de niveau 2 depuis plus de cinq ans. Ce qui veut dire, selon les critères américains de classement des pays, que le nombre absolu de victimes de formes graves de traite est très important ou augmente considérablement; ou encore qu’il n’y a pas eu de preuve de l’intensification des efforts de lutte contre les formes graves de traite des personnes.
Selon ce même rapport 2023 du Bureau du département d’État américain, le gouvernement n’a pas respecté les normes minimales dans plusieurs domaines clés bien que des efforts aient été consentis notamment en ce qui concerne la poursuite et la condamnation d’un plus grand nombre de trafiquants, et aussi l’identification d’un nombre beaucoup plus important de victimes de la traite et l’orientation de ces victimes vers les services de protection,. « Le gouvernement ne dispose pas de services de protection adéquats pour les adultes », renseigne par ailleurs le rapport 2023. “Le gouvernement a déclaré avoir poursuivi 176 personnes pour traite, dont 101 pour trafic sexuel, 3 pour travail forcé et 72 pour formes de traite non précisées, contre quatre cas de traite d’enfants… Il a signalé la poursuite des poursuites contre 312 personnes et déclaré avoir condamné 94 trafiquants, dont 92 pour trafic sexuel et deux pour trafic de travail, contre 11 condamnations“ informe ce rapport . Il est également mentionné l’absence d’un système efficace de collecte de données.
Conscient de la nécessité de renforcer l’efficacité de la lutte contre la traite des personnes au Bénin, le gouvernement béninois a mis en place depuis 2017, un Comité national de lutte contre la traite des personnes (Cnltp). Sont membres dudit Comité, des représentants du Ministère de la justice, du Ministère des affaires sociales et de la microfinance, du Ministère des affaires étrangères, du Ministère de l’économie et des finances (Instad), du Ministère du travail et de la fonction publique, du Ministère de l’intérieur et de la sécurité publique et du Ministère du développement et de la coordination de l’action gouvernementale ainsi que du Plan International Bénin et du Réseau Afrique de l’Ouest pour la protection des enfants (RAO).
Si le Comité est depuis, opérationnel, il n’a mené encore aucune intervention spécifique concernant la situation des serveuses de bars au Bénin, selon Mathieu Sagbo Kakpo, coordinateur national du RAO. Ces derniers mois, le Comité a plutôt mis l’accent, selon cet expert sur le renforcement des capacités des acteurs impliqués dans la lutte contre la traite des personnes.
Roland Djagali de Plan international Bénin confie que l’organisation ne mène pas d’interventions spécifiques orientées vers ce secteur des serveuses de bars. Et d’ajouter que la Direction générale de l’évaluation et de l’observatoire du Changement social (Dgeocs) du ministère du Développement est la plus indiquée pour toucher cette cible. Contactée, la Dgeocs estime de son côté qu’il faut plutôt se référer au Comité national de lutte contre la traite des personnes.
L’Office de protection des mineurs et de lutte contre la traite des personnes (Ocpm) joue également un rôle prépondérant. Contacté, l’Office estime que l’exploitation des mineurs dans les débits de boissons reste une problématique préoccupante. “Le phénomène est réel car il s’agit souvent de jeunes filles adolescentes exploitées économiquement et/ou sexuellement, manipulées par les promoteurs, les gérants, tenanciers de bars ou clients“ atteste l’Ocpm qui précise que généralement, ces dernières sont de nationalité togolaise et nigériane et parfois quelques béninoises venues des contrées du pays. Quant aux données statistiques liées aux enfants victimes de traite au Bénin, l’Office parle de 96 enfants en 2021, 50 en 2022 et 14 en 2023.
La Présidente de l’Institut national de la femme (INF), Me Huguette Bokpè Gnacadja, contactée à plusieurs reprises, n’a pu également se rendre disponible pour apporter des éléments de réponses à nos préoccupations.
Le Bénin bénéficie de l’appui d’Expertise France ; cette agence française d’expertise technique internationale intervient dans le cadre du Projet d’Appui à la Lutte contre la Traite des Personnes dans les pays du Golfe de Guinée (ALTP). Un projet financé par l’Union européenne, cofinancé par la France et mis en œuvre dans six pays : le Togo, le Bénin, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Ghana et le Nigéria. Ce plan s’est fixé pour but le renforcement des actions et des capacités de ces pays pour une lutte coordonnée et efficace contre la traite des êtres humains : consolidation des capacités institutionnelles et opérationnelles, développement d’actions préventives, application effective des lois, protection adéquate des victimes et renforcement de la coopération régionale.
En attendant que toutes ces actions portent enfin leurs fruits et dans l’espérance d’une vie meilleure, les serveuses de bars subissent leur sort en silence et dans l’indifférence.
AZIZ BADAROU