Considérées comme une main d’œuvre étrangère sous-cotée, les serveuses de bars au Bénin notamment à Cotonou et environs, se retrouvent victimes de toutes sortes d’abus et de violences en exerçant dans les débits de boissons. Viols, harcèlement sexuel, violences physiques et verbales à caractère sexuel, prostitution forcée…

Recrutées en provenance majoritairement du Togo et du Nigéria, par l’intermédiaire de personnes interposées appelées “démarcheurs“ et sur fond de tromperie, elles sont victimes de la traite des personnes au Bénin. Enquête sur l’exploitation sexuelle des serveuses de bars dans ce premier épisode du Dossier spécial réalisé par votre journal !

Jocelyne (1) la vingtaine environ, est serveuse dans l’un des bars (débit de boissons) les plus fréquentés du quartier Sikècodji en plein cœur de la ville de Cotonou (capitale économique du Bénin). Rencontrée un soir du mois d’avril 2023, elle confie être dans un dilemme : partir du bar-restaurant sans percevoir un franc de ses quatre mois de salaire ou rester et se plier aux conditions du promoteur.

Arrivée dans ce bar au mois de décembre 2022, par le biais d’un démarcheur, il lui a été imposé une période d’essai d’un mois. Période à l’issue de laquelle, le gérant du bar lui a notifié son salaire mensuel. Mais elle a du servir un, deux, trois et finalement quatre mois sans percevoir de salaire. Quand elle plaida pour le paiement de son dû auprès du promoteur, la réponse de celui-ci la laissa ébahie, sans voix : “Il m’a crié dessus en m’accusant de ne rien faire pour accroitre le rendement du bar. En fait, il veut que je me prostitue comme les autres serveuses pour rentabiliser les chambres de passage du bar-restaurant. C’est ce que je ne voulais pas faire quand j’ai décidé il y a un mois de rejoindre le service restauration du bar“ nous confie Jocelyne, en larmes.

En effet, le bar-restaurant est conçu comme un complexe comportant des chambres de passage. Et chaque serveuse doit séduire les clients et s’offrir à ceux-ci moyennant la somme de mille francs CFA (1,52 euros) pour les caisses du bar. Si la serveuse excède plus d’une heure avec le client dans la chambre de passe, la facture augmente et c’est le gérant qui décide du coût.

Jocelyne se lève pour servir un client et nous décidons d’entrer dans le bar. Une jeune fille qui se nomme Awa s’approche et prend notre commande. Un court instant après, nous voilà servis. Elle se propose de nous tenir compagnie. Malgré notre indifférence, elle insiste tout en nous faisant savoir que c’est la règle. Elle prend place et commence la présentation du bar : “Ici, vous avez tout à votre disposition. Si vous désirez de la nourriture, cela est disponible et je suis aussi disponible pour vous mettre bien. C’est seulement 1000Fcfa la chambre et moi-même, vous me donnez 3000Fcfa seulement“.

La chambre de passage offre une discrétion, rassure-t-elle. Il suffit de faire semblant d’aller aux toilettes du bar pour s’y retrouver et la serveuse vous rejoint après avoir informé le gérant. Rassurée et mise en confiance durant notre conversation, elle décide de se confier. De nationalité togolaise, Awa n’était pas une travailleuse de sexe ou encore une “fille de joie“ avant de rejoindre ce bar, il y a plus de six mois. Selon elle, elle reste toujours une serveuse de bar, rien de plus. Orpheline de père, elle était à la quête d’une source de revenus pour subvenir à ses besoins et aider sa famille quand une tante lui parla de la possibilité de se faire de l’argent au Bénin. “On m’a dit qu’un monsieur (un démarcheur) pourrait venir nous chercher pour nous amener au Bénin et nous trouver du travail à Cotonou“. C’est ainsi qu’Awa s’est retrouvée dans ce bar.

Alors qu’on lui avait promis une rémunération mensuelle, elle ne perçoit rien durant les trois premiers mois et parvient à peine à se nourrir. “C’est une chance pour toi d’être ici. Être serveuse, c’est savoir profiter des clients. Regarde les autres serveuses, tu ne vois pas qu’elles ne manquent jamais d’argent ?“, lui aurait lancé le gérant alors qu’elle réclamait une partie de ses salaires. Et Awa de poursuivre : “Quand je regarde d’où je viens, vous voulez que je fasse quoi , alors même que je n’ai plus jamais revu le monsieur (le démarcheur) qui m’a amenée à Cotonou et dans ce bar“. Elle espère un jour se faire assez d’argent pour retourner auprès de sa famille. Un de ses “anciens clients“ a besoin d’elle et elle prend congé de nous.

“Il n’y pas d’école pour vous former à devenir travailleuse de sexe, ce sont les circonstances de la vie qui vous conduisent sur des sentiers inattendus“, nous lance Annick, une autre serveuse qui a écouté notre conversation avec Awa.

Autour de nous, Jocelyne, visiblement exténuée, somnole déjà, elle qui sait comment mériter sa paie mensuelle. Quant à Dorcas, elle venait d’accoucher quand elle a rejoint le bar par le biais d’un démarcheur. Le responsable de sa grossesse n’est pas connu et le nouveau-né ignore tout de son géniteur. “Je travaillais dans un bar à Calavi (département de l’Atlantique, à 18 kms de Cotonou) et je devais me laisser faire avec le gérant pour avoir mon salaire. Durant cette période, le gérant a fait aussi pression sur moi pour passer la nuit avec un client, un de ses amis… Finalement, les deux ont refusé de reconnaitre la grossesse“ regrette Jocelyne. La jeune femme a renoncé alors à sa vie de serveuse de bar et a entamé une formation en pâtisserie grâce à un parent.

Au Bénin, les serveuses de bar exercent non seulement dans des conditions précaires mais se retrouvent victimes d’une exploitation sexuelle et économique. Majoritairement immigrées, elles viennent généralement du Togo, du Nigéria et quelques-unes du Ghana. Elles sont souvent hébergées par les promoteurs de bars car n’ont ni abri ni famille à proximité. Toutes choses qui les metttent dans une situation de vulnérabilité dans l’exercice de leur métier. Elles sont perçues  comme des objets sexuels à la merci des clients mais aussi du gérant du bar et du promoteur. Le cas de Jocelyne est loin d’être isolé.

Hortense, de nationalité togolaise, n’a que 17 ans ; elle est serveuse dans un bar non loin de la place de l’Etoile rouge à Cotonou. Mère d’un enfant dont elle nous dit, dans un premier temps, ignorer le père, Hortense est arrivée au Bénin en compagnie de sa maman, travailleuse domestique dans un restaurant. Coup du sort, elle perd sa maman et se retrouve livrée à elle-même à l’âge de 16 ans seulement. Elle finit par nous dire que l’auteur de sa grossesse n’était autre que le fils de la patronne de sa défunte mère (ce qui provoqua son renvoi de la maison).

“C’est un bon produit, on prendra soin d’elle“

Aujourd’hui, dans ce bar de la place de l’Etoile rouge, sa situation est loin de s’améliorer. A 20 heures, le bar s’anime et d’une table à une autre, chaque client peut se permettre quasiment tout avec Jocelyne, des attouchements sexuels à des demandes déplacées. La jeune mère s’y plie avec un sourire, malgré elle. Un client vient d’arriver et exige qu’elle s’asseye à côté de lui. Elle s’exécute et  l’homme, d’une quarantaine d’années, se permet de l’enlacer sans qu’elle ne s’y oppose. La cloche sonne et elle doit rejoindre une autre table avec d’autres clients. Alors que l’un la prend par la hanche, un autre lui tapote les fesses et lance : “c’est un bon produit, on prendra soin d’elle“. Un court instant après, elle se fait gronder par le gérant qui lui demande de prendre soin d’un autre client  voulant se fait servir uniquement par la jeune Hortense. Avec ce dernier, elle devra s’asseoir sur ses cuisses et se laisser caresser le corps, y compris les parties intimes. Ainsi se décrit le quotidien de Hortense et de plusieurs serveuses de bar de Cotonou et des environs.

Dans la commune de Sèmè-Podji (département de l’Ouémé), et plus précisément à Agblangandan, à une dizaine de kilomètres de Cotonou, un bar se révèle très connu pour ses soirées “WOLOSSO“ où les femmes exposent leur nudité. Ici, en raison des conditions de travail et des exigences du promoteur du bar, très peu de serveuses y restent plus de trois mois. Solange y travaille depuis environ trois semaines mais elle s’impatiente déjà de percevoir ce qui reste de son salaire (on lui a trouvé déjà des manquants et autres à retirer de son salaire); elle souhaite  s’en aller au plus vite. Rien de ce qui lui a été dit lors de son recrutement concernant les conditions de travail n’a été respecté, nous confie-t-elle. Un client l’appelle pour lui demander des cigarettes. Elle s’excuse, s’éclipse et revient, l’air contrarié : « Je n’aime pas ces clients car je déteste les cigarettes mais tu ne peux pas refuser, ils vont se plaindre au patron“. Elle est contrainte de rester en leur compagnie pendant qu’ils fument mais surtout  “si un client me demande de m’asseoir sur ses cuisses, je ne peux pas refuser…Ici, on fait des serveuses ce qu’on veut et le patron en premier“. Solange finira par nous avouer être victime d’abus sexuels aussi bien de la part du promoteur que de ses amis.

Ici, le promoteur semble habitué à congédier ses employées dès qu’on lui propose d’autres serveuses plus “présentables“. Un ami nous rejoint dans l’espoir de nous faire rencontrer Madeleine, une autre serveuse qu’il connait. Il la contacte par téléphone ; elle lui annonce qu’elle a été renvoyée abusivement au réveil parce que “son patron aurait trouvé de nouvelles serveuses“. Elle refuse d’en dire plus.

Ailleurs, à Avotrou, une localité du premier arrondissement de Cotonou, une   scène retient notre attention. A l’entrée du bar, six jeunes dames, habillées en tenue sexy, déambulent dans le but d’attirer la clientèle. “Je n’aime pas ce qu’on nous impose ici : nous positionner à l’entrée comme si on était des prostituées pour attirer la clientèle. Un oncle m’a aperçu la dernière fois et est allée dire à mes parents à Abomey que je me prostituais“ nous dit  Juliette, l’une de ces jeunes femmes qui dit espérer se faire un peu d’argent pour mener plus tard une autre activité génératrice de revenus. Juliette est la mère de deux enfants qui n’ont jamais connu leur géniteur. De ses confidences, il ressort que cela résulte de l’exercice de son métier. Elle venait de faire trois mois sans salaire dans un bar à Abomey-Calavi quand un client lui a proposé 2000Fcfa pour passer la nuit avec elle. Son premier enfant a été conçu ainsi. Juliette a été ensuite renvoyée car les bars n’admettent pas de serveuses enceintes. Quelques mois après l’accouchement, elle retrouve un bar à Porto-Novo, capitale administrative du Bénin mais le promoteur de ce nouveau lieu la met à la disposition de ses amis.   Elle tombe à nouveau enceinte et l’auteur ne reconnait pas l’enfant. Une fois encore, Juliette rentre accoucher auprès de sa mère avant de revenir dans ce bar où nous faisons sa rencontre.

Viols, prostitution forcée, harcèlement sexuel, attouchements et toutes sortes de violences : voilà ce à quoi se retrouvent exposées les serveuses de bars au Bénin. Pour Me Josette Attade Tokpanou, chef du Pôle des affaires juridiques à l’Institut national de la femme (INF), les serveuses font face à de grandes difficultés dans l’exercice de leur profession, elles sont sujettes en permanence à des violences. Les serveuses sont contraintes d’avoir des comportements risqués et dangereux pour elles-mêmes, admet-elle. Intervenant lors d’une séance d’échanges avec les promoteurs de bar, organisée par Amnesty international Bénin, l’avocate a fait comprendre que les profils recherchés démontrent qu’elles sont souvent utilisées par les tenanciers des bars pour attirer des clients. Leurs conditions de travail ainsi que les demandes que formulent leurs employeurs allant jusqu’à l’imposition du style vestimentaire sont, aux yeux de l’avocate, inadmissibles.

« S’il faut aller jusqu’à demander aux serveuses de s’habiller de façon indécente, de façon à attirer des clients, les promoteurs et gérants de bar le font», témoigne Eric Orion Biao, coordonnateur de l’Education aux droits humains à Amnesty international Bénin , une organisation de défense des droits humains. Pour celui qui a conduit une enquête de terrain sur les conditions de travail et de vie des serveuses de bars, l’imposition du port de tenues légères est une pratique courante dans le secteur des débits de boissons. Des tenues décolletées et montrant des parties intimes leur sont généralement imposées. Le goût du profit amène des promoteurs à user de tous les moyens pour avoir plus de revenus.

D’après l’enquête menée par Amnesty international Bénin, les serveuses de bars sont régulièrement victimes d’abus sexuels de la part des clients, gérants et promoteurs. Souvent, dès le recrutement, a remarqué Eric Orion Biao, cela fait partie des conditions pour avoir accès au travail, le promoteur exigeant avant l’embauche de “passer du temps“ avec la serveuse. La plupart des jeunes femmes que nous avons rencontrées en ont témoigné. “Et une fois les serveuses recrutées, le promoteur utilise ces femmes selon son bon vouloir, comme des objets sexuels. Si elles refusent, elles ne sont pas payées. Ces patrons-là se permettent d’assouvir leur plaisir sexuel quand ils le veulent et comme ils le veulent“ assure Eric Biao.

Mais les bourreaux des serveuses ne sont pas uniquement les promoteurs de bar. « Vous avez les demandes insistantes des usagers de bars, de gros clients qui passent par des gérants pour avoir une serveuse : “Je suis venu boire mais j’ai envie de repartir avec telle serveuse“ témoigne Eric Orion Biao.Le client met la pression sur la jeune fille, via le gérant, pour qu’elle accepte. Le gérant ayant des moyens de pression plus consistants que le client, elle est obligée de se laisser faire au risque de perdre son emploi »

Les serveuses de bar sont victimes également des violences verbales à caractère sexuel. Des expressions comme “ je veux du jus de tes seins“, “je veux téter“ sont lancées aux serveuses. Et quand une jeune femme veut imposer une limite aux clients, des remarques injurieuses peuvent tomber comme : “tu es très sale, regardes toi un peu, tu pues“. Les serveuses ne sont pas à l’abri non plus d’agressions physiques surtout quand elles refusent de céder aux avances ou quand le client est sous l’effet de l’alcool.

Cataloguées comme « filles de mœurs légères », ces jeunes femmes sont mal perçues par la société et sont donc en plus victimes de stigmatisation.

Psychologue-clinicienne, Gloria Kponou est membre de la Plateforme multi-acteurs de la migration au Bénin. Une plateforme qui s’intéresse, entre autres choses, à la situation des serveuses de bar. La psychologue  confie avoir reçu des “témoignages vivants, très poignants“ d’abus sexuels, des abus de tous genres y compris des violences physiques et morales : “On a eu des témoignages d’abus ; les filles n’ont même pas droit à la parole ce qui se transforme en stress post-traumatique. A travers des groupes de paroles nous leur permettons de s’extérioriser“ confie-t-elle avant d’exposer la situation d’une jeune fille togolaise, recrutée très jeune dans un bar à Azovè (département du Mono). “Elle travaillait dans un bar, elle n’avait pas de salaire, elle était forcée de se prostituer. Elle était obligée de se soumettre, il n’y avait pas de voies de recours possibles, c’était carrément un sacrifice de vie“. Grâce à la Plateforme, la jeune femme a été orientée vers un métier de son choix, confie la psychologue-clinicienne.

Evoquant la situation des serveuses de bars, Mathieu Sagbo Kakpo, coordonnateur national du Réseau Afrique de l’Ouest pour la protection de l’enfant (RAO), constate lui aussi que ces femmes sont condamnées à un travail avilissant. Etant en majorité des migrantes venant des pays voisins, elles ignorent généralement, au départ, le sort qui les attend. Quand elles quittent leur pays, leur transport est assuré ou géré par des intermédiaires qu’elles ne connaissent généralement pas : “Quand elles arrivent à destination, beaucoup subissent des maltraitances de la part de ceux qui les embauchent et de ceux qui fréquentent ces bars » confirme Mathieu Sagbo Kakpo « promesses non tenues, non paiement de salaires, abus sexuels, viols. Pour survivre, nombre d’entre elles versent dans la prostitution. »

Membre du bureau directeur de l’Association nationale des promoteurs de bars-restaurants du Bénin (Anaprobar), Nina Rafath Konou se souvient avoir fait arrêter un militaire, promoteur de bar à Missérété (Département de l’Ouémé),  qui avait infligé des sévices corporels à l’une de ses serveuses, une togolaise ayant refusé de passer la nuit avec lui :  “Quand j’ai appris que c’était l’habitude  du patron d’agresser les serveuses qui refusaient d’avoir des relations intimes avec lui, j’ai contacté le chef brigade de la localité qui l’a fait arrêter et placé en garde-à-vue pendant trois jours. Mais il a fait jouer ses relations et il a été relâché après avoir assuré la prise en charge de la jeune femme qui, à la suite des mauvais traitements, s’est vue contrainte de porter des verres de vue“

Elles sont également victimes d’une véritable exploitation économique. (A suivre dans le prochain épisode du Dossier spécial sur les serveuses de bars au Bénin).

Aziz BADAROU

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